Sororité, adelphité [1] , empouvoirement… nombreux sont les mots et les concepts qui virevoltent au gré du temps, oscillant entre désuétude et modernité, réappropriation et abandon. Aujourd’hui, la mise en lumière de certains enjeux féministes dans l’espace public et médiatique appelle à questionner d’anciens comme de nouveaux cadres de pensées. La sororité, terme engagé des années 1970, connaît un regain d’intérêt, mais quelle est sa signification, et surtout, son utilité ?

Histoire et définition d’un petit mot devenu militant

Le mot sororité vient du latin soror, signifiant sœur ou cousine. Il désigne, dans un premier temps, une affiliation familiale. En 1546, l’auteur François Rabelais utilise le terme pour se référer à une communauté de femmes. À l’époque, ces rassemblements sont associés à la pratique d’une activité religieuse. Les regroupements de femmes en non-mixité [2] existent depuis des siècles… et ont toujours suscité une certaine hostilité, en témoignent, par exemple, les béguinages [3]. L’évolution sémantique la plus marquante du terme a lieu durant les années 1970, lors de la deuxième vague du féminisme [4]. Elle s’inspire d’un slogan à succès en outre-Atlantique, « Sisterhood is powerful » (la sororité est une force, donne du pouvoir), popularisé par la poétesse américaine Robin Morgan à travers son ouvrage du même nom. Le mot adopte une tournure militante et politique qui séduit les féministes françaises. Elles possèdent désormais un moyen de nommer ce lien qui les unit : la sororité. La notion, telle que nous la comprenons aujourd’hui, naît donc à cette époque. Au sens le plus littéral du terme, la sororité appelle les femmes à se rassembler pour lutter ensemble contre le patriarcat. Elle vise à mettre en évidence l’existence d’une oppression « commune » et spécifique, source d’inégalités et de discriminations à leur égard, qu’il est nécessaire de combattre collectivement.

Les femmes peuvent-elles toutes être des sœurs ?

À l’époque, le concept de sororité est avant tout mobilisé par des femmes blanches, bourgeoises, qui s’identifient au féminisme universaliste de Simone de Beauvoir. Or, en parallèle, le monde occidental assiste à l’émergence du black feminism aux États-Unis, qui réclame, aux côtés des féministes lesbiennes, la prise en compte de leurs propres réalités à travers une lecture qui prête attention aux discriminations simultanées de genre, de race et de classe . La sororité, en se limitant à certaines sphères sociales, court donc le même risque que son équivalent masculin, la fraternité : invisibiliser des formes d’inégalités pourtant bien réelles. En effet, si les femmes vivent certaines expériences similaires, celles-ci ne bénéficient pas toutes des mêmes privilèges. Pour bell hooks [5], figure afroféministe incontournable, une fois cette critique intégrée, la sororité s’avère être un maillon essentiel à la lutte contre le patriarcat. L’autrice identifie l’un des enjeux principaux de la sororité : s’extirper des logiques de compétition entre femmes, résultat d’un sexisme ambiant de longue date. En effet, pour tenter de se faire une place dans un monde d’hommes, pensé par et pour eux, les femmes perpétuent, entre elles, une mise en concurrence qui leur est profondément défavorable. Or, ces rivalités « féminines » maintiennent en place de manière globale l’oppression des femmes et d’autant plus celles qui sont les plus vulnérables, telles que les femmes racisées ou queers [6]. C’est pourquoi elles doivent elles-mêmes réaliser un travail d’introspection pour déjouer les effets pervers du système et prendre conscience que les mêmes types de rapports de domination sont à l’œuvre en leur sein, notamment sur base de la race [7], de la classe ou encore de l’orientation sexuelle. Pour bell hooks, le concept de sororité permet donc aux femmes, dans un premier temps, de questionner leurs propres comportements afin, dans un second temps, de s’unir collectivement. Cette union se doit d’être inclusive, ce qui nécessite de tenir compte de la multiplicité des réalités vécues par les femmes, d’accorder la parole aux personnes concernées et de reconnaître l’existence simultanée de plusieurs luttes, toutes néanmoins liées autour d’un projet commun : la fin du patriarcat.

Mettre toutes les femmes au cœur d’un projet politique commun

Pour être effective, la sororité doit donc inclure toutes les femmes dans son projet politique de lutte contre les formes de dominations, d’inégalités et de discriminations, notamment basées sur le genre. Ce projet commun doit par ailleurs encourager les mouvements féministes, lorsque cela est nécessaire, à outrepasser leurs divergences et à faire front face aux oppressions dans un esprit de solidarité entre femmes, et donc de sororité. Enfin, notons que ces oppressions sont ancrées dans un système politique spécifique qui les alimente au quotidien : le capitalisme néolibéral. La lutte ne peut donc être que collective tant les enjeux soulevés s’avèrent transversaux et profondément liés à nos structures sociétales.

[1] L’adelphité est une notion transcendant la binarité sororité/fraternité, de par son caractère neutre, sans dimension de genre, et inclusif, ce qui permet de reconnaître tout le monde, dont toutes les personnes qui ne sont pas cisgenres comme les personnes non-binaires et transgenres.

[2] Espaces de rassemblement réservés à un ou plusieurs groupes sociaux qui expérimentent le même type d’oppression.

[3] Nés au Moyen Âge, ces lieux réunissent des communautés autonomes de femmes veuves ou célibataires qui s’affranchissent des configurations religieuses et masculines traditionnelles.

[4] De fin 1960 à début 1980, la deuxième vague féministe se caractérise par des revendications liées aux droits reproductifs et sexuels des femmes et l’identification du patriarcat en tant que système de domination. Différents courants féministes s’établissent, dont le féminisme libéral égalitaire, le féminisme marxiste et le féminisme radical.

[5] bell hooks tenait à ce qu’on écrive son nom sans majuscule, car l’universitaire ne voulait pas qu’on se souvienne d’elle mais d’abord qu’on lise ses livres.

[6] Terme générique qui englobe l’ensemble des minorités sexuelles et/ou affectives et de genre qui ne se définissent ni comme hétérosexuelles ni comme cisgenres.

[7] La notion de « race » a, originellement, été utilisée pour catégoriser les êtres humains sur base de caractéristiques physiques et/ou culturelles, de manière tout à fait erronée. Aujourd’hui, certains milieux militants se revendiquent en tant que « groupe racisé » (réappropriation du terme) afin de visibiliser les discriminations dont ils sont victimes dans la société sur base de cette supposée « race », qui, elles, sont bien réelles et ne peuvent être passées sous silence.

Auteur
AuteurJean-Michel Vandergoten
Chargé de communication Soralia Bruxelles