Dans les milieux militants, on entend de plus en plus parler de soin de soi, en anglais self-care. En tant que personnes davantage exposées aux violences et engagées politiquement dans un contexte difficile, nous prenons conscience de la nécessité de ralentir, s’accorder des pauses, faire attention à sa santé mentale. Mais en quoi consiste concrètement ce self-care? Sur les réseaux sociaux, on dirait que ça se résume à prendre un bain mousseux et boire une tisane, ou se transforme en routine stricte à suivre tous les matins pour améliorer sa santé. Et si on redonnait un sens politique au soin de soi ?
De la survie à la résistance politique
La notion de self-care, littéralement « soin de soi » ou « auto-soin », a été initialement employée dans les années 1950 pour penser le maintien à domicile de personnes malades et handicapées qui devaient apprendre à assurer seules leur survie quotidienne et les soins de base relatifs à leurs pathologies. Aujourd’hui encore, quand on parle de self-care dans les communautés de personnes handicapées et malades chroniques, il s’agit le plus souvent d’attentions aussi basiques que pouvoir se nourrir, se laver, penser à prendre ses médicaments, faire des exercices de kinésithérapie…
Mais le self-care a aussi été pensé comme un véritable acte de résistance politique. C’est Audre Lorde, poétesse, penseuse et militante américaine, noire et lesbienne, qui a introduit une nouvelle réflexion sur ce sujet dans les années 1980 [1] , alors qu’elle luttait contre un deuxième cancer. Elle écrit : « m’occuper de moi n’est pas de l’auto-indulgence. C’est de l’auto-préservation, et c’est un acte de guerre politique ». Non seulement elle se battait face à la maladie dans un système de santé discriminant pour les femmes noires, mais elle constatait en même temps que les communautés noires et pauvres étaient disproportionnellement touchées par une mortalité précoce et des maladies lourdes. Elle considérait aussi le soin de soi comme essentiel au militantisme : respecter ses limites et se préserver pour durer dans la lutte.
Bref, le self-care, quand on fait partie de groupes sociaux opprimés, c’est accorder de l’importance à sa (sur)vie au sein d’une société qui considère certaines vies comme moins importantes que d’autres, voire qui participe activement à la destruction de ces vies.
Une appropriation et un détournement capitaliste
Le capitalisme néolibéral n’a évidemment pas tardé à s’emparer de la notion et en faire un nouveau marché. Le self-care des magazines et des réseaux sociaux pousse vers l’achat et va de pair avec l’injonction au bien-être et à la performance. Il est ainsi une occasion de générer du profit, en créant sans cesse de nouveaux marchés, et en maintenant les individus dans la croyance qu’ils ont le pouvoir et le devoir d’améliorer leur santé et leur bonheur.
Le self-care capitaliste amène à un repli des individus sur eux-mêmes et à un isolement des personnes qui vont mal. L’individu devient seul responsable de sa santé physique et mentale : plus de prise en compte des circonstances externes, et plus de possibilité de demander de l’aide. On doit performer un soin de soi pour le bien des autres. Pratique pour maintenir et renforcer le système en place ! Ce self-care-là non seulement ne vise qu’à rendre les individus plus performants et résistants au stress, mais sert aussi de remède-pansement pour s’accommoder de ce qui ne va pas dans le monde à plus large échelle (crise climatique, oppressions systémiques…). Plutôt que de lutter collectivement, payez-vous un massage et un smoothie : et surtout, ne vous plaignez pas.
Pour autant, ce n’est pas parce que l’on achète quelque chose ou que l’on s’occupe de son apparence qu’il ne s’agit pas de self-care politique : acheter de nouveaux vêtements peut effectivement être essentiel et politique pour une personne grosse, ou des produits pour les cheveux pour une personne noire aux cheveux crépus ; se faire livrer des repas préparés est du self-care pour une personne en dépression qui n’a pas l’énergie ou les capacités de se faire à manger ; ou encore consacrer une partie de son budget à une thérapie… Il faut garder à l’esprit que le self-care sera différent selon les personnes, voire radicalement opposé aux idéaux de santé. Le self-care, ce n’est pas forcément faire du sport ou se faire un masque. Le self-care, c’est aussi lâcher prise et combattre des idéaux perfectionnistes : ne pas faire la vaisselle ce soir-là, ne pas aller à une soirée où pourtant on comptait sur nous, faire des siestes, passer du temps à « ne rien faire ». Ça peut être des choses moins palpables : ne pas répondre à des messages, couper les ponts avec une personne nocive, s’entraîner à se parler à soi-même avec bienveillance…
Repolitiser le self-care
Face au détournement de la notion de self-care, que l’on entend à toutes les sauces, comment repolitiser le soin et le mettre au centre de nos pratiques militantes ?
Déjà en s’informant sur l’origine de ce concept et de sa politisation, et en se questionnant sur sa propre place au sein du système. Quels sont mes privilèges qui me permettent de faire telle activité ? Qui travaille de manière invisible pour me permettre de me reposer ? Est-ce que j’utilise le self-care comme une excuse pour me déresponsabiliser ? Comment mettre l’énergie dégagée au service de la lutte ou d’autres personnes plus discriminées et fatiguées que moi ? Il s’agit aussi, en tant que personne blanche, d’avoir conscience de l’appropriation culturelle de pratiques (yoga, méditation…), concepts, objets ou aliments, à l’œuvre dans la culture du bien-être : appropriation qui sert des personnes déjà privilégiées. Ensuite, retourner à une idée politique du self-care, c’est lutter contre toute injonction normative et perfectionniste : ce perfectionnisme est ancré dans une culture du profit, qui perpétue par ailleurs des normes excluantes — en particulier de personnes handicapées, racisées, pauvres — de ce que serait le bien-être et la réussite.
Enfin, c’est lier soin de soi et soin de la communauté. Oui, pour les personnes minorisées qui ont intégré que leur bien-être était moins important que celui des autres et qui ont appris à faire passer les autres avant elles-mêmes, prendre du temps pour soi est un acte de résistance et est essentiel pour prévenir le burn-out. Mais prendre soin de soin ne doit pas détruire tout lien et toute responsabilité communautaire. Le self-care, ça peut aussi être passer plus de temps au sein de sa communauté, créer des espaces où l’on peut se reposer des oppressions et se réparer ensemble des traumas collectifs, imaginer d’autres manières de faire du lien et d’expérimenter de la joie.
Et pour finir, rappelons que prendre soin de soi n’est pas se pacifier pour autant. Laisser de la place à la colère, crier en manif, apprendre à rendre les coups et à hacker le système, c’est aussi du self-care politique. Et si, dans les milieux féministes, on s’encourage désormais à se reposer, ce n’est pas pour apaiser le conflit politique, mais pour pouvoir mieux lutter ensemble.
[1] LORDE Audre, A Burst of light : Caring for myself is not self-indulgence, it is
self-preservation, and that is an act of political warfare,1988