Je me souviens qu’en devenant féministe, ça me donnait la nausée d’évoluer dans un monde que je trouvais injuste, de voir tous ces témoignages de femmes abîmées, ces chiffres minimisés, ces combats récupérés. Un sentiment de colère voire de dégoût s’installait en moi. C’était probablement une réponse aux violences sexistes, à la masculinité toxique, au mépris de certains hommes envers les femmes. On me traitait de misandre quand j’osais généraliser cette colère envers tous les hommes. La misandrie pose la question de la légitimité à ressentir de la méfiance envers les hommes dans une société où le sexisme reste permanent. Loin d’être un appel à une guérilla contre le genre masculin, la misandrie encourage plutôt la solidarité féminine, la sororité. Cette colère peut être fédératrice, elle peut se transformer en énergie libératrice.

Comme le disait la cinéaste Agnès Varda : « J’essayais de vivre un féminisme joyeux, mais en fait j’étais très en colère. Les viols, les femmes battues, les femmes excisées. Les femmes avortées dans des conditions épouvantables. Des jeunes filles qui allaient se faire faire un curetage à l’hôpital et des jeunes internes qui leur disaient : pas d’anesthésie ça vous apprendra ! » [1] . Cette phrase me parle parce qu’elle me rappelle à quel point, au début de mon combat, je tentais de déranger le moins possible. Même en étant au clair sur mes positions, être « la féministe en colère » passait moyennement auprès des gens, et particulièrement auprès des hommes. La colère féministe est décriée. Elle doit être contenue quand bien même elle est le fruit de nombreuses injustices et souffrances collectives. Elle a pourtant permis à beaucoup d’être un moteur dans des combats sociaux et politiques. Devenir misandre c’est rendre cette colère légitime et ne plus en avoir honte. C’est aussi la réaction à une ignorance voire à un mépris des dominants sur la question des violences vécues par les personnes sexisées [2] .

Une réaction au système patriarcal

La misandrie ne s’en prend pas à chaque individu masculin mais au système sexiste que le groupe social des hommes [3] représente et fait perdurer. Il est fréquent d’exposer une opinion féministe et d’entendre de la part de l’interlocuteur, que lui “n’est pas comme les autres” [4] parce qu’il met du vernis, a déjà étendu le linge deux fois et qu’enfant, il préférait jouer à la marelle plutôt qu’au foot. Comme s’il avait été épargné de toute éducation sexiste à tout moment de sa vie, même s’il a évolué dans une société pensée par et pour les hommes. Une société qui banalise, voire encourage, les violences des hommes envers les femmes.

En effet, la socialisation sexiste commence dès l’enfance, elle s’immisce dans la culture populaire, les médias, l’éducation, la politique, etc. Une socialisation qui variera selon l’individu, que ce soit dans la sphère privée ou publique. Tout comme le « on ne nait pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir, on ne nait pas homme, on le devient. En fonction de notre genre, nous intégrons des stéréotypes qui conditionnent nos comportements et influencent notre rapport à l’autre. Une socialisation qui depuis des siècles a maintenu les hommes dans une position de pouvoir. Encore aujourd’hui, les hommes tentent, de manière plus ou moins consciente, de maintenir un système qui leur octroie de nombreux privilèges.

Pauline Harmange l’explique bien dans son livre paru en 2020 Moi les hommes, je les déteste : « on ne peut pas comparer la misandrie à la misogynie, tout simplement parce que la première n’existe qu’en réaction à la seconde ». Pas de misogynie, pas de misandrie. Les deux ne se valent pas, la misandrie n’a pas les mêmes conséquences que la misogynie (si ce n’est un égo un peu chatouillé). Elle n’a jusqu’ici tué personne, contrairement à la misogynie. Il n’existe aucune société où les femmes discriminent systématiquement les hommes pour en tirer un quelconque avantage. Le sexisme, lui, tue tous les jours.

En colère je serai

Comme Agnès Varda, ma colère s’est transformée en rage mobilisatrice et m’a permis de faire évoluer mon engagement politique et mon rapport aux hommes. La colère est souvent vue comme une émotion masculine et est plutôt bridée chez les femmes. Lorsque celles-ci s’expriment, on crie à l’hystérie5. On préférera donc apprendre la passivité aux jeunes filles.

Pourtant, cette colère me semble tout à fait légitime, d’autant plus quand certains, sans s’être renseignés au préalable sur ces sujets, attendent des féministes qu’elles fassent preuve de pédagogie et de patience. « Attendre des personnes opprimées qu’elles mettent de côté leurs propres émotions pour vous éduquer posément est le summum du privilège » (Zoé Schaver sur Twitter). De plus, expliquer calmement n’est pas gage d’une meilleure écoute et compréhension. Au fond, ne serait-ce pas nos idées qui les dérangent ? Qu’importe le ton employé, ils tentent généralement de nier. Ce qui les dérange c’est le fait de mettre en avant les privilèges dont ils bénéficient et les violences qu’ils perpétuent. En résumé, c’est à peu près nous demander d’accepter les violences qu’on subit sans faire de vague, « on se calme », « relax ». Être féministe, mais pas trop, et avec le sourire c’est mieux, histoire de ne pas nuire à notre cause. Et ça, encore une fois, c’est le summum du privilège et de l’indécence.

Une opportunité pour s’éduquer

Au lieu de voir la misandrie comme une attaque personnelle, il serait plutôt intéressant que les hommes réfléchissent à comment agir contre le sexisme. Ils peuvent par exemple dénoncer des actes misogynes, reprendre les propos problématiques de leurs amis, croire les femmes, revoir leur implication au sein du foyer, se renseigner, etc. Souvent persuadés qu’ils sont passés au travers des mailles du filet de la socialisation sexiste, les hommes minimisent les différentes formes que le sexisme peut prendre (éloigner les femmes des instances de pouvoir, couper la parole, se moquer de leurs émotions, faire des blagues sexistes, etc.). La misandrie vise les hommes, et il y a de quoi se sentir visé. Mais c’est une opportunité pour comprendre dans quels schémas ils vivent, pour les remettre en question et apprendre.

Le féminisme comme la misandrie ne se concentre pas sur la haine de l’autre, il permet d’interroger nos rapports, de lutter pour nos droits, afin d’évoluer vers une société plus juste. J’ai beaucoup parlé des hommes pour démontrer en quoi il est légitime d’être misandre et de ne plus y voir une insulte, mais le combat se concentre avant tout sur les femmes. La misandrie engendre une colère fédératrice pour obtenir du respect et des droits, mais elle permet aussi de cultiver une sororité qui nourrit et galvanise.

[1] Citation dans Les Plages d’Agnès (2008), écrit et réalisé par Agnès Varda.

[2] Terme qui désigne les personnes victimes de sexisme et du patriarcat. Il inclut les femmes cisgenre, les femmes transgenres et les personnes non-binaires perçues comme femmes.

[3] Il s’agit d’utiliser la généralité “les hommes” pour mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’une majorité d’hommes qui sont les auteurs de violences conjugales, de viols, d’agressions sexuelles, de discriminations, des inégalités salariales, des crimes de guerres etc. Il va de soi que tous les hommes ne commettent pas des violences. Nous parlons ici d’un système, de la manière dont fonctionne la société, d’un groupe social d’oppression, pas d’actes relatifs à chaque individu masculin seul.

[4] Le « not all men » est souvent brandi par les hommes qui se sentent directement visés quand les femmes dénoncent des violences sexistes. Comme dit ci-dessus, la généralité est employée pour mettre en lumière des faits réels. Ce slogan le résume bien : « Pas tous les hommes, mais suffisamment pour qu’on en ait toutes peur ».

[5] L’hystérie a en fait une histoire sexiste. Le terme est inventé par le père de la médecine, Hippocrate, qui estimait que « l’utérus était la source de tous les maux ». Véritable « épidémie d’hystérie » au 19e siècle, le remède trouvé par les médecins à l’époque : l’orgasme. Un moyen de contrôler davantage le corps des femmes.

Pauline Habran