Une comédie romantique aux accents politiques, un feuilleton amicalo-amoureux teinté de réflexions sociales ? C’est ce que propose Elisa Rojas en nous livrant cette histoire d’un amour à sens unique, une histoire ordinaire ou presque – parce que ce qui sépare T. et Elisa, c’est peut-être son handicap. Avocate au barreau de Paris, militante antivalidiste [1] et co-fondatrice du CLHEE [2], Elisa Rojas revient dans son premier livre sur les amitiés masculines et le crush qui lui ont fait prendre conscience du poids du validisme et du sexisme dans notre société.
Ce n’est pas du tout le genre de livre que je lis, d’habitude, me suis-je dit en lisant le résumé. Puis en lisant le premier chapitre. Puis en lisant le deuxième. Puis en lisant le 10 e. Et c’est ainsi que je l’ai lu d’une traite sans voir vraiment les pages défiler, faciles et légères qu’elles étaient. J’ai été conquise. Je suivais déjà Elisa Rojas comme blogueuse, militante, tweetteuse hilarante même dans ses opinions politiques les plus affirmées et ses émotions les plus grinçantes. Mais pas besoin de la connaître pour dévorer et apprécier son premier roman. Ce récit qu’elle affiche et assume comme autobiographique se parcourt comme un long billet de blog ou une conversation entre potes : bourré d’humour et d’autodérision, mêlant les grandes réflexions aux remarques quotidiennes, parsemé d’anecdotes et de références pop, il présente un art du divertissement bien maîtrisé mais aussi de quoi cogiter.
L’histoire, c’est l’amour fou et obsédant que porte Elisa, durant ses années d’études de droit puis ses débuts professionnels, à T., un confrère, auprès duquel elle joue le rôle d’amie proche sans rien laisser paraître de ses sentiments. Elle l’annonce cependant dès le début du récit : cette relation déséquilibrée se terminera par sa déclaration longuement réfléchie et un « râteau » qui la libéreront de l’enchaînement à cette passion à sens unique. Au-delà de cette intrigue vite résumée, on suit surtout l’évolution d’une jeune femme au début de l’âge adulte, partagée entre famille, ami·e·s, études et distractions ; et le parcours de vie d’une fille puis d’une femme dotée d’un caractère intransigeant et d’une intelligence brillante, qui sait ce qu’elle veut, n’aime pas jouer à la petite chose fragile, et se demande si c’est pour ça que les hommes la préfèrent en bonne copine plutôt qu’amoureuse. Enfin, on se confronte au regard que pose la société sur les femmes au handicap visible, et de comment Elisa a dû lutter avec ce regard et l’intériorisation du sentiment d’infériorité, de faiblesse et de laideur. C’est ainsi un récit qui pourra, par ses multiples facettes, parler à tou·te·s, et c’est aussi ce qu’Elisa Rojas souhaitait : apporter un peu de diversité dans un genre proche de la « chick litt » (littéralement « littérature pour poulettes », désigne souvent péjorativement les romans sentimentaux destinés à un public féminin), ne pas cantonner l’analyse du validisme à des essais politiques de niche, et montrer qu’avant tout, elle est une personne ordinaire, avec un quotidien ordinaire dans lequel tout le monde peut se retrouver.
En effet, si chaque chose dans son parcours peut être empreint du fait qu’elle est une femme, handicapée, binationale (franco-chilienne, ses parents ayant immigré en France pour les soins de santé de leur fille) et positionnée très à gauche politiquement, aucun de ces éléments n’a besoin d’être mis en avant de manière artificielle, ils apparaissent très naturellement par petites touches tout au long de l’intrigue. C’est ça qu’apportent les récits écrits directement par les personnes con – cernées par des situations d’oppression… du réalisme et de la fluidité, des personnages et des situations étoffé·e·s et nuancé·e·s.
Pourquoi a-t-elle voulu écrire cette histoire ? se demande-t-elle à la fin de l’ouvrage. Justement parce que ça a été pour elle un tournant, un point déterminant de prise de conscience de certains mécanismes du sexisme et du validisme, et le point de départ vers une pleine affirmation de soi. À destination de celles·ceux qui ignore – raient encore, elle expose les principales discriminations auxquelles font face les femmes au handicap physique, donne quelques clés de compréhension des structures et normes oppressives dans notre société, et livre finalement un beau plaidoyer pour l’amour de soi, ces mots qu’elle aurait aimé pouvoir entendre ou lire plus tôt, elle aussi.
UN LIVRE À LA FOIS PLAISANT, LÉGER, EMPOUVOIRANT ET POLITIQUE.
Pour aller plus loin :
Le compte Twitter d’Elisa Rojas, twitter : https://twitter.com/elisarojasm
Son blog : https://auxmarchesdupalais.wordpress.com/ Le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE) : http://clhee.org/2016/04/12/manifeste/
Interview d’Elisa Rojas par le webzine Les Ourses à Plumes : https://lstu.fr/sQNzAPKg.
Petit manuel de vulgarisation sur le validisme, par Marina Carlos : https://lstu.fr/gwDArMkD.
COTTIN Eva, « Femmes en situation de handicap : quelles représentations à l’écran ? », Analyse FPS, 2019.
[1] Selon le CLHEE, « Le validisme se caractérise par la conviction de la part des personnes valides que leur absence de handicap et/ou leur bonne santé leur confère une position plus enviable et même supérieure à celle des personnes handicapées.»
[2] Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation, pour l’auto-représentation de personnes handicapées.