Elles s’appellent Vicky, Claire, Brune, Frédérique et Isabelle [1]. Elles sont autrices, photographes, plasticiennes, comédiennes, metteuses en scène, responsables de structures, coordinatrices de Fédérations et tant d’autres choses. Issues de toute la Belgique, ces femmes qui ne se connaissaient pas se sont retrouvées impliquées ensemble dans le groupe action Still Standing. Celui-ci, né durant la crise sanitaire, milite pour une meilleure reconnaissance du secteur culturel et des professionnel·le·s qui le composent. Qu’elles soient là depuis le début ou qu’elles aient rejoint le train en marche, elles retracent pour nous l’histoire de ce projet. L’occasion d’en dresser le bilan et de se tourner vers l’avenir.

Aux origines : une première action durant l’été 2020.

Claire : le premier Still Standing se divisait en deux phases. On a d’abord proposé à tou·te·s les travailleuses·eurs du secteur de se rassembler simultanément dans 11 villes de Belgique le 25 juin. Un régisseur présent dans chaque ville a soufflé dans une corne de brume. Tout le monde a mimé son travail et quand la corne a de nouveau retenti tout le monde s’est immobilisé pendant 15 minutes sous un soleil de plomb ! La corne de brume a lancé son cri pour la seconde fois et chacun s’est dispersé. Les places se sont vidées. Il y a eu beaucoup d’émotions parmi les travailleurses.eurs présent·e·s.

La deuxième partie s’est déroulée le 9 juillet 2020. Nous avons interpellé des « célébrités » pour qu’elles se rendent avec nous au Parlement le jour où devait être votée une loi pour améliorer la situation des travailleuses·eurs du secteur, qui s’appelle à présent « la loi du 15 juillet ».

Une prise de recul pour revenir en force

Isabelle : Puis, à partir du 1er juillet 2020, la culture a peu à peu réouvert. Au niveau des fédérations professionnelles, on a surtout travaillé à ce moment-là sur les indemnisations plutôt qu’à organiser des actions. Jusque fin octobre 2020, on n’était plus dans la même énergie qu’au début. On a recommencé à travailler. On a obtenu à la fois le chômage temporaire et tous les dispositifs de protection liés à la loi du 15 juillet.

Frédérique : On était plutôt en train d’essayer de survivre et de revenir à nos métiers de base. C’était un peu un leurre quand on voit tout ce qui s’est passé, ou plutôt tout ce qui ne s’est pas passé durant cet été-là. Beaucoup de choses ont été annulées dans l’urgence lors du premier confinement. Il n’y avait pas de vie, presque plus de rencontres possibles ni entre nous ni avec le public. Peu d’organisateurs se sont risqués à faire quelque chose. Ceux qui l’ont fait ont vécu des évènements morts dans l’œuf.

Vicky : On peut aussi dire que l’on a reçu au dernier moment les infos concernant le déconfinement. Dans le cinéma où je travaille, une semaine avant, on n’avait toujours pas les protocoles, on est partis de rumeurs pour s’organiser et celles-ci se sont confirmées au moment de la réouverture.

16 janvier 2021 : ceci n’est pas un spectacle

Isabelle : Le 16 janvier 2021, on a mené des manifestations, car à l’époque c’est tout ce qu’on pouvait faire. Dans ces manifestations, on a réalisé des performances artistiques sans prévenir complètement la police parce qu’on n’avait pas le droit. Il faisait 0°, il neigeait, mais je me souviens de l’engouement. Ça nous a donné à nous et au public une énergie incroyable.

Claire : Après le 16 janvier, chaque fois que je me rendais à Namur et que je croisais des personnes de nos secteurs dans la rue, beaucoup m’ont dit que ça leur redonnait de l’espoir après avoir été enfermés des mois chez eux. Je pense que Still Standing est là pour redonner de l’espoir et de la joie. Que sommes-nous en tant que société sans rêves, sans espoir, sans lumière, sans perspectives, sans projections sur l’avenir ?

Le 20 février 2021 : un appel à l’action dans toute la Belgique

Brune : Le 16 janvier, je me suis rendu compte que j’avais oublié à quel point tout ça me manquait. C’était un moment très fort. Le 20 février, on a fait un autre évènement délocalisé en Belgique et de beaucoup plus grande envergure. Il s’agissait d’un appel à l’action dont les gens se sont saisis et qui s’alignait sur l’argumentaire d’une carte blanche rédigée par le cinéma Nova [2] : « La culture n’est pas une variable d’ajustement ». Elle défendait une gestion solidaire de la crise, et pas une mise en concurrence des secteurs (comme ça a été le cas) tout en réaffirmant que la culture ne se limitait pas au milieu privilégié des institutions ou des compagnies subventionnées. La culture, c’est aussi celle qui existe dans les maisons de jeunes, dans les maisons de quartier, c’est le tissu d’histoires et de liens qui font une société. Pour le 13 mars, les « un an du confinement », on a aussi décidé de marquer le coup, en soutien avec les secteurs les plus impactés par la crise.

Isabelle : Ce qui a relancé Still Standing c’est vraiment cette jonction entre ce mouvement et la carte blanche rédigée par le Nova et signée par des centaines d’associations, de Fédé – rations qui se trouvaient aussi dans Still Standing. C’est devenu un mouvement plus politique, qui va au-delà de la culture et qui interroge la manière dont la crise a été gérée.

Frédérique : Le 20 février a vraiment été salvateur, car je sentais que je m’éteignais. Ça a redonné du sens à mes journées, une belle énergie. Je me suis investie à fond à Liège. J’ai su rallier des artistes et surtout re – connecter le public. C’était vraiment très riche.

Le 8 mai 2021 : un cri du cœur pour déconfiner la culture

Brune : Début mai, une action regroupant une centaine de lieux culturels dans toute la Belgique a eu lieu. Avec l’aide de Still Standing, ces lieux ont bravé les interdits, ouvert leurs portes, considérant (avec le soutien d’avocat·e·s) la différence de traitement entre les secteurs comme illégale. Le 8 mai, les Halles de Schaerbeek nous ont proposé d’organiser une semaine de débats. C’est ce qui nous semblait manquer le plus depuis le début de la crise : la constitution d’une pensée critique sur la crise et sa mise en débats. Il y a été question de culture, mais aussi de santé, de jeunesse, des autres récits à proposer, de la place des médias dans la gestion de cette crise… Nous donner les moyens de l’intelligence collective, ponctuer ces échanges de performances artistiques, tout ça en live, ça a été très important, bouleversant même !

Frédérique : On a mené beaucoup de réunions où il a fallu convaincre, rassurer les structures. Beaucoup de gens étaient aux réunions et avaient envie de participer, mais c’était compliqué d’oser.

Vicky : On a quand même la chance de travailler avec une avocate dans Still Standing qui a pu nous apporter des éléments de compréhension au niveau juridique pour pouvoir accompagner et rassurer les gens qui avaient peur des représailles et des pressions politiques.

Après ces longs mois de confinement, on fait le bilan ?

Brune : La relance du secteur est très bizarre. Je ne suis pas sûre que la plupart des gens soient au courant de cette réouverture. On s’est battu pendant un an et demi pour que les salles ouvrent, c’est arrivé, mais il y a une espèce de flottement. On a l’impression de ne plus avoir de prises pour continuer à se battre.

Sauf qu’en réalité pendant plusieurs années, il va y avoir une crise sociale très forte qui va impacter le secteur. Il faut donc se demander comment, de nouveau, faire lien avec les gens comme lors de l’évènement du 20 février. Étonnamment, durant la crise sanitaire, mes prises de parole étaient à l’endroit d’une prise de risque que l’on recherche tout le temps sur un plateau de théâtre. Ce jeu avec la limite, il est pour moi essentiel. J’ai rarement autant échangé avec des publics différents. Ça me donne vraiment envie de retrouver l’énergie qui était là au tout début. On a pu voir comment créer à partir du désarroi, le transformer en matière et action. Ça m’a beaucoup appris sur l’intelligence collective. On devient moins bête en bossant ensemble et en partant de nos singularités. Mais j’ai l’impression que rien n’est terminé, car nous n’avons pas gagné beaucoup plus de considération, et il va falloir de nouveau se retrousser les manches. Même si la sensation de coup d’épée dans l’eau est réelle, ça vaut la peine de faire tout ça. Retrouver cette solidarité, continuer à tisser des liens avec d’autres secteurs est extrêmement important.

Isabelle : Je passe ma vie à défendre des artistes, des compagnies et des opérateurs culturels à divers niveaux, mais mon boulot était devenu très technique et Still Standing m’a permis de redonner du sens. J’ai à nouveau compris que c’est ça que je défendais, que des paroles soient envoyées vers des publics et que ça ricoche, que ça débatte. Même si ça fait aussi partie de mon épuisement, je n’aurais pas pu faire le reste s’il n’y avait pas eu Still Standing. C’était comme une évidence. Avec toutes nos différences, une confiance s’est créée, un modèle positif, même si on n’échappe pas à certains problèmes qui reflètent notre société.

Frédérique : Pour l’avenir, je me demande comment Still Standing va à nouveau faire force, nation. Si on ne va pas toucher les individus, on ne parvient pas à faire collectif.

Claire : Ça m’a apporté de très belles rencontres et beaucoup de fatigue. On est toutes épuisées, mais on tient le coup grâce au feu qui nous anime. En tant que photographe, j’ai toujours travaillé en solitaire et Still Standing était ma première expérience de travail en groupe. Ce qui ne se fait pas sans heurts. Mais, lorsque comme moi, on a souffert toute notre carrière d’être mal considérée par la société, d’être maltraitée par des administrations qui n’ont aucune conscience des réalités de nos vies, de nos métiers, on fait ce qui nous semble juste à nos yeux : on s’investit dans cette lutte en espérant que les suivants ne souffriront pas autant que nous. Au-delà des drames personnels qui peuvent être vécus, cette crise est une formidable opportunité pour notre humanité de relever le débat. J’espère que Still Standing continuera de faire ça. C’est un mouvement de lutte qui passe, qui n’est pas là pour gagner, mais pour se battre et transmettre le flambeau à d’autres.

Vicky : Ça m’a vraiment apporté la possibilité d’apprendre à faire collectif. On a dû apprendre à s’écouter et à synthétiser nos pensées pour passer à l’action.

Je retiens aussi la question du temps. C’est un rassemble – ment de circonstances qui n’était pas fait pour durer, mais qui s’inscrit dans le temps. On n’a pas que des moments d’action, il y a tout le travail autour qui est invisible et qui nécessite de la disponibilité. Réussir à concilier l’investissement dans ce groupe et notre pratique artistique qui en demande beaucoup aussi, c’est très formateur.

Ce que j’ai vu naître et que j’espère voir perdurer c’est cette réflexion autour du désintérêt et de l’absence de discours politique autour de la culture. Se demander pourquoi la culture disparaît et que cela ne provoque pas plus de crises et d’éclats en dehors des gens qui pratiquent cette activité au niveau professionnel. Ce qui m’a ému c’est comment on a réussi à infuser toutes les formes de personnes et de population, celles qui se sentent aussi parfois écartées de la culture avec un grand C. Comment on a réussi à faire corps avec tout ça, même s’il y a eu des loupés. Autour des Halles, il y avait vraiment des gens de milieux différents, de quartiers différents. Ça fait plaisir de voir que ce n’est pas juste un mouvement de gens de la ville et je pense qu’il faut garder ça au cœur de nos actions.

Aurore Van Dam est l’une des coordinatrices des actions de Still Standing pour le Hainaut. Cette comédienne, metteuse en scène, marionnettiste et infographiste a créé durant le confinement un groupe Facebook pour réunir les témoignages des « sans statuts », cette majorité d’actrices·teurs du secteur culturel qui ne disposent pas du « statut d’artiste » et peinent souvent à joindre les deux bouts. Elle nous dresse un portrait sans fard de la culture en Belgique et plaide pour une meilleure reconnaissance du secteur.

« Pour l’instant, on n’existe pas au niveau juridique, social. On doit tout créer dans le milieu artistique. Il n’y a pas de structures qui défendent la culture au niveau du Forem. On est seulement en train d’exister dans les syndicats à Bruxelles, mais pas en Wallonie. Tout est à faire. Être artiste, c’est galère, on fait tous des boulots à côté pour pouvoir financer nos projets. On est souvent considérés comme chômeurs, mais tous les chômeurs artistiques travaillent. On va chercher du travail et bosser en même temps. On doit jouer plein de cartes différentes pour pouvoir s’en sortir, on doit savoir vendre nos projets, assurer la communication… C’est un travail complet, éreintant, qui n’a pas de protection juridique et sociale. Par exemple, le temps de création n’est que très rarement rémunéré. Ce sont souvent les jours de représentations qui sont rémunérés, quand en plus il ne faut pas louer les espaces de diffusion ! Selon moi, les artistes ne profitent pas assez de la commercialisation de leurs œuvres. Un artiste va se faire beaucoup moins d’argent sur la vente d’un single que la personne qui l’a produit. Mais si notre travail était mieux reconnu, peut-être qu’on toucherait plus d’argent.

Beaucoup de gens pensent que comme on est dans un secteur “sympa”, on pourrait faire notre travail bénévolement. On a fait des études ! On ne va pas demander à un boucher de fournir de la viande gratuitement ! C’est un travail, des connaissances qui méritent rémunération. On est dans un secteur où, en plus, le travail n’existe pas. Tout potentiel collègue est un potentiel concurrent. Ce n’est pas pour ça qu’on n’est pas respectueux les uns envers les autres, mais ça fait partie de la réalité du métier. On doit survivre, se nourrir, faire perdurer son travail… La culture c’est pas que des gens mignons, sympas et gentils. Nous sommes aussi des êtres humains et certains sont très cruels. Par exemple, les femmes sont très souvent harcelées dans ce milieu-là, même si on commence tout doucement à admettre ce genre d’abus.

Pour moi, la culture représente tout le monde. On peut avoir n’importe quels idéaux politiques ou croyances, la culture est présente. Le fait qu’elle ait si peu de considération dans un pays, c’est grave ! C’est se mettre le doigt dans l’œil de ne pas reconnaitre les différents aspects de la culture. Elle a un intérêt économique, social, industriel… Ça n’a aucun sens de couper dans ce secteur. Pourquoi une salle de concert n’a pas pu s’ouvrir alors que les gens ont pu prendre l’avion, se rendre dans des magasins ? C’est un choix commercial et politique pris par les politiques belges. Ils n’ont pas fait le choix d’ouvrir la culture malgré son importance. Est-ce que si on existait au niveau structurel, ça aurait pu être fait comme ça ? Je ne pense pas.

Si la culture n’est pas organisée structurellement, c’est parce qu’à un mo – ment donné, elle n’a pas su prendre son indépendance par rapport au fonctionnement actuel de notre société. Le secteur de l’HORECA a créé sa case pourquoi pas le secteur de la culture ? Parce qu’elle doit tout créer ! »

[1] À la demande des personnes interrogées, les noms de famille ne sont pas mentionnés

[2] Il s’agit d’un cinéma programmant des productions indépendantes.

Autrice
AutriceElise Voillot