Le tricot, le crochet, la broderie, sages travaux d’aiguille destinés à occuper et discipliner des femmes au foyer? Plus au XXIe siècle! Des féministes se réapproprient les arts domestiques et les utilisent comme outil original de lutte.

Tricoter un pussy hat, ce bonnet aux oreilles de chatte qui a répondu de manière humoristique aux propos sexistes violents de l’ancien président américain Donald Trump ? Broder des slogans féministes, des vulves ou des utérus revendicatifs ? Les pratiques militantes par l’aiguille sont multiples, joyeuses et surprenantes. Une maire de Montréal a même pu rendre visible en couleurs, via son tricot rouge et vert, l’inégalité de temps de parole des hommes et des femmes lors des réunions politiques… Autre exemple, le yarn-bombing ou « tricot urbain » , art de rue que l’on a comparé au graffiti et qui consiste à recouvrir du mobilier urbain de tricot ou crochet, qui nous est venu de l’Australie et des USA [1]. Qu’il s’agisse juste d’embellir l’espace public ou de faire passer un message de protestation, c’est en tous cas un art qui suscite sourires et curiosité. La résistance peut aussi s’exprimer simplement en organisant des groupes de tricot dans l’espace public, afin de mettre le privé et le domestique au centre de la cité et rendre aux femmes leur visibilité et leur pouvoir.

C’est là la force des actions menées via les travaux d’aiguille : artisanat versatile aux possibilités multiples, on ne l’attend pas en politique. Ces productions douces et colorées surprennent et désarment. Ce sont des ouvrages que l’on perçoit comme pacifiques et inoffensifs, et qui permettent d’autant mieux de faire passer un message fort et subversif. Celles qui mettent en avant ce mode d’activisme, appelé en anglais craftivism (activisme via les travaux manuels) en défendent aussi les vertus pour la militante elle-même. Cette pratique permet de se donner le temps de réfléchir, digérer et exprimer sa colère (le tricot relaxe, les coups d’aiguille soulagent). Elles défendent une philosophie de la non-violence et du dialogue avec l’adversaire.

Une pratique remise au goût du jour

Les travaux d’aiguille ont longtemps fait partie de l’éducation obligatoire des femmes, en particulier dans les classes sociales favorisées, où les femmes ne travaillaient pas et étaient responsables de la douceur du foyer. Ces activités étaient louées comme moyen d’apprendre aux femmes la patience, l’obéissance et la précision. Elles étaient considérées comme des activités non intellectuelles, garantes de la morale et de la retenue. Le féminisme de la 3e vague, loin de rejeter des activités ou des valeurs autrefois associées de force au féminin, s’en empare. Des militant·e·s les revendiquent comme positives, ou en profitent pour les détourner, que ce soit en les rendant rémunératrices, en brodant des motifs inattendus (des insultes, par exemple), ou en s’en servant comme arme de protestation publique lors de happenings. L’idée est aussi de rendre ce genre d’activité accessible à toutes, d’en valoriser les compétences et la valeur économique, et de sortir la pratique de l’individualité et du foyer pour en faire une occasion de réunion et discussions collectives. Par ailleurs, ces pratiques se font souvent porteuses de valeurs écologiques et anticapitalistes, en revalorisant les matériaux et le temps long de la fabrication artisanale, ainsi qu’en favorisant les alternatives aux circuits de consommation habituels. Enfin, il existe une volonté de faire reconnaître cet artisanat domestique comme art à part entière.

Ce « craftivisme », s’il a été théorisé récemment — aux États-Unis notamment, Sarah Corbett a rédigé une charte et créé un collectif —, n’est en réalité pas nouveau. Les travaux d’aiguille ont été valorisés de manière militante en de nombreux contextes historiques et dans de nombreux pays. Aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, Sojourner Truth enseignait la couture et le tricot comme moyen d’émancipation financière pour d’anciennes esclaves noires. Certaines suffragettes anglaises du début du XXe siècle brodaient leurs slogans sur leurs banderoles. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le tricot et la couture ont servi de moyen de communication codée pour la résistance. Et l’idée de se mettre à tricoter en public pour protester contre l’exclusion des femmes de l’espace public et de la discussion politique n’est de même pas nouvelle. Militer par l’aiguille, c’est aussi se connecter à une certaine histoire des femmes.

Chez les FPS aussi, le tricot a pu mener au rassemblement régulier de femmes et initier un engagement : c’est le cas par exemple du groupe de tricot d’Anthisnes (régionale FPS de Liège) qui s’est transformé en tricot solidaire qui fabrique des « petits nichons » pour les femmes ayant vécu une ablation de sein à la suite d’un cancer.

Manier l’aiguille ensemble, c’est avant tout un moyen de se réunir, de prendre le temps d’échanger et brasser des idées, ainsi que de prendre confiance en soi en se rendant capable de créer quelque chose de ses propres mains.

Cet article s’inspire de l’analyse FPS d’Eva Cottin, « La pratique du DIY : effet de mode ou révolution ? » . 

[1] En Belgique, voir par exemple les collectifs Tricot-Trottoir ou Les Wollekes.

Eva CottinAutrice