Préoccupé·e·s par l’origine des aliments, leurs risques pour la santé, l’impact écologique individuel et l’envie d’être en forme, de plus en plus d’individus cherchent à s’informer sur la nourriture consommée. Quoi de plus facile alors, si l’on y a accès, que d’interroger internet, portail infini d’informations diverses et variées, voire se laisser guider par son smartphone ? Pourquoi consulter un·e médecin, un·e nutritionniste ou un ouvrage spécialisé puisqu’une application peut suivre notre alimentation et notre activité physique au jour le jour, ou nous conseiller en temps réel sur quel produit choisir au supermarché ? Face au nombre grandissant de personnes qui cherchent des informations santé et nutrition sur le net et à la multiplication des applis mobiles autour de l’alimentation, nous nous interrogeons: ces nouvelles technologies peuvent-elles réellement soutenir l’accès pour tou·te·s à une alimentation de qualité ?

Alimentation connectée = santé ?

Une alimentation de qualité n’est pas juste une alimentation qui répond plus ou moins aux besoins physiologiques. L’alimentation doit aussi satisfaire désir et plaisir, répondre à des critères de sécurité sur le plan chimique et bactériologique, être produite et distribuée éthiquement et écologiquement. L’accès à une alimentation de qualité dépend donc de nombreux facteurs complexes, à la fois culturels, économiques, géographiques, et individuels. Or, les technologies modernes se vantent toujours de pouvoir s’adapter à tout le monde. L’alimentation est vite devenue un marché à investir pour les nouvelles technologies de l’information et de la communication, tant sur son aspect « santé » qu’hédonique. On parle d’alimentation connectée ou e-alimentation, qui se décline particulièrement dans l’offre d’applications mobiles. On ne dégaine plus uniquement son téléphone pour trouver la meilleure recette de gâteau au chocolat mais pour s’informer sur les produits proposés au supermarché, trouver un restaurant végétarien dans le quartier, ou encore compter le nombre de calories ingérées. L’offre est large, et peut être produite par le ministère de la Santé comme par la.le particulière·ier depuis sa chambre à coucher. Cette facilité d’accès et d’utilisation a des avantages  : elle peut favoriser l’autonomie, renforcer la démocratisation et l’appropriation des savoirs, créer un réseau d’échanges entre consommatrices·teurs… Ces modes de communication et d’éducation représentent un enjeu majeur pour le secteur de la promotion de la santé : ils permettent d’aborder des choses rébarbatives de manière plus ludique et individualisée. Les messages de recommandation «  santé  » omniprésents, les «  Bouger plus  » et «  Manger 5 fruits et légumes par jour  » ont en effet montré leurs limites : ils produisent culpabilisation et saturation sur certain·e·s et n’atteignent pas d’autres, par exemple celles et ceux les plus touché·e·s par la précarité alimentaire et l’obésité.

Quelle offre d’applis mobiles autour de l’alimentation ?

Les applications mobiles autour de l’alimentation se présentent sous une grande variété de formes, d’accessibilité, et de visées. En voici un bref classement :

  • CONSOMMER AVEC LUCIDITÉ

La prise de conscience croissante sur les enjeux sanitaires, écologiques et éthiques de notre alimentation a motivé la création de nombreuses applications qui proposent de décrypter les étiquettes d’aliments préparés, de classer les produits en plus ou moins recommandables, de donner un avis éthique sur la production et la distribution du produit, ou d’éviter allergènes et ingrédients cachés dans les aliments industriels. Ces applis (Yuka, Kwalito), parfois collaboratives (Openfoodfacts), proposent une information indépendante des lobbys et groupes de production/distribution, qui va au-delà des promesses malhonnêtes de la pub et du packaging [1].

  • CONSOMMER LOCAL ET DE SAISON

Les nouvelles technologies peuvent être d’une grande aide pour renforcer et optimiser les initiatives locales et solidaires. Ainsi, des applis permettent de faciliter le contact avec des productions locales, des coopératives ou encore des petits commerces éthiques. Elles rendent plus simples les achats groupés, la commande directe auprès des productrices·teurs (La Ruche qui dit oui), le référencement d’épiceries et lieux de restauration à proximité qui utilisent des produits locaux (YesWeGreen), et dispensent aussi des conseils généraux sur les produits de saison (Fruits et légumes de saison).

  • METTRE FIN AU GASPILLAGE ALIMENTAIRE

Le gaspillage alimentaire au sein d’un foyer et encore plus dans la grande distribution reste une problématique majeure dans notre pays, alors que de nombreuses personnes n’ont pas accès à une nourriture suffisante. Le marché des applis s’est emparé de cette problématique, aidant grandes chaînes de distribution, petits commerces et établissements de restauration, ainsi que particulières·ers à éviter le gaspillage alimentaire, en rappelant la date de péremption des aliments stockés à la maison ou suggérant des plats à base de restes (SaveEat, Checkfood, FrigoMagic), permettant aux supermarchés et aux petites restaurations de proposer des lots de produits ou restes de plats à moindre prix (TooGoodToGo, Rekub), ou encore encourageant les particulières·ers à partager leurs surplus de nourriture (TooMuch).

  • CUISINER ET S’ORGANISER AU QUOTIDIEN

Au-delà des sites traditionnels de recettes qui proposent aussi leurs applis, de nombreuses plateformes plus spécialisées voient le jour. Celles-ci aident à assurer une transition alimentaire (devenir végétarien·ne, se passer de gluten, etc.) ou varier l’alimentation même avec des restrictions (YouMiam, Etiquettable, Vegg’up).

  • SURVEILLER SA LIGNE OU SA SANTÉ ?

Le marché le plus lucratif est toujours celui qui offre la promesse de perdre rapidement du poids et  vivre sainement. Il existe des applications qui comptabilisent l’apport en calories mais aussi en nutriments, et prétendent pouvoir calculer nos besoins selon notre profil  : c’est le cas notamment de Myfitnesspal, Fatsecret, ainsi que de Foodvisor qui analyse le contenu de l’assiette sur base d’une simple photo. Ludiques et motivantes ces applis  ? Peut-être. Mais efficaces ? On sait que le principe du régime est à prendre avec beaucoup de précautions, puisqu’une majorité se solde par une reprise de poids plus importante à moyen et long terme, voire déclenche ou renforce des troubles du comportement alimentaire. Enfin, il existe aussi des applis qui permettent de gérer des aspects de santé spécifiques tel que le diabète ou autre condition nécessitant une surveillance alimentaire. Plus utiles, mais moins connues, elles nécessitent cependant une vérification scientifique, et ne peuvent se substituer à un réel suivi médical.

Qu’en penser ?

  • DES INTÉRÊTS CACHÉS DERRIÈRE CES APPLIS ?

Gardons un esprit critique face à ces outils qui promettent des solutions simples, rapides et efficaces pour tout le monde ! N’importe qui peut créer son appli ou son canal d’information, sans garantie sur la justesse et la pertinence des informations transmises. Pire  : les intérêts commerciaux peuvent véritablement jouer contre les usagères·ers, et la publicité s’immiscer dans ce que l’on pense être une source neutre d’information. Par ailleurs, les informations sur l’utilisation qui sera faite des données personnelles sont rarement claires, ce qui pose la question de la confidentialité, même après l’adoption en 2018 du règlement général sur la protection des données. A côté de cela se posent d’autres questions éthiques : quelle valeur donner à une application qui fait payer des invendus de supermarché alors qu’avant sa création, ces produits étaient donnés gratuitement ou récupérés ? Que penser du lien virtuel des applis d’achats de produits locaux remplaçant celui réel de rencontre avec les productrices·teurs valorisé par les groupes d’achat ?

  •  LES POTENTIELS EFFETS ANXIOGÈNES DE L’E-ALIMENTATION

Les nombreuses informations alarmantes et parfois contradictoires que l’on reçoit sur l’alimentation peuvent avoir un effet anxiogène sur les consommatrices·teurs, tout comme le manque de nuances de certaines applis d’évaluation. Par exemple, l’évaluation d’un produit par codes couleurs, émoticônes contents ou renfrognés, termes basiques comme  «  bon  /  mauvais  », ou encore notations, peuvent fortement impacter émotionnellement, ou arriver à des contresens alimentaires  : l’huile d’olive sera notée négativement, alors qu’une utilisation parcimonieuse est bénéfique pour la santé  ! Les comportements alimentaires de chacun·e sont nuancés et complexes, et l’intellectualisation pure de l’alimentation, l’obsession pour le comptage de calories ainsi que la perte de lien avec l’aspect social des repas peuvent finalement avoir des répercussions négatives sur le rapport à la nourriture.

  • L’ALIMENTATION CONNECTÉE, RÉELLEMENT ACCESSIBLE À TOU·TE·S ?

Enfin et surtout, il faut poser la question de l’accessibilité réelle de ces technologies et des conseils qu’elles prodiguent. En premier lieu l’accessibilité financière (posséder un smartphone, un forfait internet, pouvoir souscrire à certaines applis payantes)  ; puis l’accessibilité en termes de connaissances d’utilisation des technologies, de compréhension et d’intégration des informations  ; et finalement l’accessibilité aux alternatives proposées. En effet, les applis qui recommandent d’autres produits que ceux que l’on a empilés dans notre caddie ne prennent pas en compte l’accessibilité en termes géographiques et financiers. Les applis qui conseillent de consommer davantage de légumes ne prennent pas toujours en compte le coût, le bouleversement dans les habitudes, ni le temps voire le matériel supplémentaires nécessaires à la préparation.

  • UNE CHARGE SUPPLÉMENTAIRE SUR LES ÉPAULES DES FEMMES

Avec l’utilisation individuelle et isolée de telles technologies, la·le consommatrice·teur pourrait être amené·e à penser que tout repose uniquement sur ses épaules, que c’est de sa faute si elle·il n’a pas une alimentation de meilleure qualité. Les technologies qui reposent sur un usage individuel risquent ainsi de reproduire les inégalités sociales tout en culpabilisant les personnes déjà les plus précarisées ou fragiles psychologiquement. Ce sont aussi majoritairement les femmes qui, d’une part, prennent en charge l’alimentation et le souci de la santé de toute la famille et, d’autre part, sont la cible de davantage de diktats et attentes irréalistes. L’existence d’applications mobiles qui produisent encore plus d’injonctions ajoute à la charge mentale et morale des femmes. Les applis facilitant l’organisation de la vie quotidienne peuvent être un atout pour les mères en charge de toute une famille, mais ne doivent pas effacer la nécessité de revendications globales sur l’égale répartition des tâches au sein du foyer. En bref  : certaines applis peuvent être un appui ponctuel intéressant, un moyen de pression sur les industries agro-alimentaires et renforcer le lien entre communautés locales de consommatrices·teurs, petites productions et commerces. Elles ne contribuent pas forcément à réduire les inégalités socio-économiques qui sont la principale cause de mauvaise alimentation. Rappelons que si nous sommes pour personnaliser l’approche de l’alimentation afin de mieux répondre aux besoins individuels, nous luttons contre le fait de rendre chacun·e entièrement et isolément responsable d’une situation qui découle de nombreuses inégalités et responsabilités collectives. La production de sources d’information et l’éducation en matière de diététique ne peuvent pas se substituer à de meilleures politiques publiques en matière d’accès à une alimentation de qualité, de sécurité alimentaire, de favorisation de l’économie locale et de limitation du gaspillage.

Cet article s’inspire de l’analyse FPS d’Eva Cottin : « L’alimentation connectée ».

[1] Indépendante ne veut pas automatiquement dire neutre, ni forcément de qualité. Nous citons ici des applications à titre d’exemple, ce qui n’équivaut pas à notre approbation.

Eva CottinAutrice