Pourquoi les femmes sont-elles au premier plan du « prendre soin » dans les différentes sphères de la société ? Pourquoi cette activité est-elle si peu valorisée socialement et financièrement ? Nous apportons des pistes de réponse à ces questions, en nous appuyant sur les rôles sociaux de genre attribués aux femmes et aux hommes. Ces rôles, construits par la société,
les placent dans des postures divergentes, voire opposées, vis-à-vis du care.

Que recouvre le care ?

Le terme « care » est un mot anglais récupéré par les mouvements féministes pour exprimer ce qu’aucun mot en français ne permet de saisir dans son ampleur. Le mot care comprend en effet deux aspects. Il illustre d’une part, la sensibilité et l’attention que l’on porte aux besoins des autres, et d’autre part, tous les gestes d’aide et de soutien posés à l’égard d’une personne qui ne peut répondre seule à ses propres besoins. Le care peut dès lors recouvrir tant le rôle d’aidant·e proche (voir le magazine Femmes Plurielles de juin 2022 consacré à ce sujet) pour un·e proche âgé·e ou en situation de handicap, que le zéro déchet ou le soin et l’éducation des enfants.
Exemples concrets de ce qu’est le care : « Je m’inquiète pour l’avenir de la planète. C’est pour ça que j’ai décidé de réduire mon empreinte écologique en pratiquant le zéro déchet » ; « Les souliers de mes enfants sont usés, cela risque de les mettre dans l’embarras à un moment donné. Je vais les emmener acheter une nouvelle paire ». Ce type de care s’effectue dans la sphère privée, auprès de l’entourage, et il ne fait pas l’objet d’une rémunération : c’est ce que l’on appelle le « care informel ».
Cette attention et l’ensemble de ces gestes envers autrui, nous les retrouvons aussi dans la sphère professionnelle, au travers des métiers du care. Une série de professions dites « féminines » comme les infirmières, les institutrices, les aide-ménagères, les aide-soignantes, les assistantes sociales, les accueillantes extrascolaires, les techniciennes de surface, etc. parce qu’ils sont exercés majoritairement par des femmes. C’est ce que l’on appelle le « care formel », effectué à titre professionnel et rémunéré.
Le dénominateur commun entre toutes les formes de care, formel et informel, c’est l’implication majeure des femmes dans celui-ci et a contrario, son désinvestissement presque total de la part des hommes. Quelques chiffres pour en attester :
85 % des aidants proches au niveau européen sont des femmes entre 35 et 64 ans ;
• D’après les statistiques de l’ONEM, en 2023, les femmes ont été deux fois plus nombreuses à prendre un congé thématique pour s’occuper d’autrui (congé parental, congé pour soins palliatifs, congé pour assistance médicale, etc.) ;
• Les chiffres du SPF Emploi démontrent la prédominance des femmes dans les secteurs d’activité associés au care : 6 travailleurs sur 10 du secteur socioculturel sont des femmes, 7 sur 10 dans l’enseignement libre et 8 sur 10 dans les établissements et services de santé.
Comment expliquer un tel déséquilibre entre les femmes et les hommes ? Nous émettons l’hypothèse suivante :
« ne pas ou peu s’occuper de ses enfants, d’un proche vieillissant ou malade ou ne pas occuper un emploi dans le care, c’est s’épargner pas mal de contraintes quotidiennes ». Autrement dit, c’est bénéficier de privilèges et tout faire pour les conserver. Cela permet, par exemple, d’avoir plus de temps pour soi, à consacrer à des loisirs, au repos physique et mental, à l’accomplissement personnel et professionnel, à l’accumulation de revenus et de pouvoir.

Affirmer que le care est un « truc de bonnes femmes » est très pratique pour s’en dédouaner

Une des explications du déséquilibre femmes-hommes dans le care réside dans les stéréotypes de genre et la croyance que certaines qualités et compétences seraient innées chez les femmes. Citons notamment l’écoute, la patience, la douceur, la générosité, la rigueur, le sens de la propreté ou de l’anticipation, qui sont utiles pour prendre soin. Ces capacités n’ont cependant rien d’instinctif ni de naturel pour les femmes.
Tout au long de leur vie, elles sont poussées à les acquérir et à les entretenir pour être de « gentilles » soeurs, amies, mères, compagnes ou collègues. Combien de petites filles ont appris à tenir adéquatement un bébé dans leurs bras ou à « faire la conversation » par le biais de leurs poupées ? À l’inverse, les jouets offerts aux garçons tendent à leur apprendre la construction, l’utilisation des technologies ou la résolution de problèmes techniques. Ces compétences sont importantes pour faire carrière dans le numérique, beaucoup moins pour devenir puériculteur ou garde-malade.
C’est ce que l’on appelle la « socialisation genrée » : c’est-à-dire que filles et garçons sont éduqué·e·s différemment selon leur genre et que l’on attend d’elles et eux des comportements différents. Les garçons et les hommes ne sont que très rarement encouragés à prendre soin des autres (et d’eux-mêmes…).

Le privilège du temps (pour soi) et de l’argent quand on délaisse le care

Bien que les chiffres commencent à dater, une enquête de 2013 sur le genre et l’emploi du temps des Wallon·ne·s établissait que les hommes disposaient de 6 heures de loisir en plus par semaine que les femmes… L’enquête montrait aussi un nombre d’heures de travail plus élevé pour les hommes et donc par extension, plus d’argent gagné à la fin du mois. Travailler plus est rarement compatible avec la vie de famille, c’est pourquoi on retrouve davantage les femmes dans les emplois à temps partiels (souvent moins bien payés) ou en train de quitter le bureau (et rater une avancée de carrière) pour aller chercher l’enfant malade à la crèche. Dans son ouvrage « Le couple et l’argent », la journaliste Titiou Lecoq explique également que pour se rendre disponibles pour leur enfant, de nombreuses femmes vont choisir un emploi pas trop éloigné de la maison, même s’il est moins bien rémunéré. Plus tard, les femmes ayant travaillé à temps partiel auront une pension plus faible, du fait qu’elles pourront difficilement justifier une carrière complète. S’investir dans le care revient donc à s’appauvrir sur le plan matériel à tout âge.

Le privilège d’une santé préservée

Se baisser, soulever des charges lourdes, manipuler des produits d’entretien corrosifs, parler fort, évoluer dans un environnement bruyant, rester des heures debout, effectuer des mouvements répétitifs sont autant de tâches que les personnes qui prennent soin d’autrui peuvent être amenées à réaliser et qui ont un impact sur leur santé. Ces impacts peuvent aller des douleurs articulaires aux problèmes digestifs (reflux acide, ulcère) en passant par des troubles cutanés, auditifs, respiratoires et des maladies cardiovasculaires.
De plus, la santé mentale peut être impactée. Prendre en charge les besoins d’autrui demande beaucoup d’anticipation, de planification et d’organisation. Il s’agit d’une charge mentale élevée qui peut engendrer stress, frustration, sentiment de solitude, épuisement, troubles du sommeil ou encore dépression.
Pas étonnant que certain·e·s cherchent à échapper au care pour préserver leur santé physique et mentale. Il existe bien évidemment des métiers dits « masculins » où le corps en prend un coup. Cependant, la pénibilité de ces métiers est depuis longtemps reconnue, ce qui mène à des programmes de prévention, de prise en compte des maladies professionnelles ou d’aménagement de fin de carrière dans ces secteurs. Par exemple, le syndrome du canal carpien (fourmillements, douleurs, sensibilité altérée au niveau des mains) n’est toujours pas reconnu comme maladie professionnelle pour les personnes qui effectuent du nettoyage via les titres-services. C’est pourtant un problème de santé très fréquent dans ce milieu !
Pour les femmes, cette sur-sollicitation du corps et de l’esprit ne s’arrête jamais : c’est le phénomène de la « double journée ». Après la journée de travail professionnel s’ensuit une seconde journée dévolue aux tâches domestiques et familiales. Certaines femmes, par manque de temps et d’argent, en viennent à ne pas se soigner alors qu’elles en auraient besoin.

Masculinité dominante et vulnérabilité : l’alliance impossible

S’occuper d’une personne âgée, en situation de handicap ou d’un enfant, confronte l’individu à des réalités qui sont d’habitude cachées et repoussées, comme la maladie, la différence, la faiblesse, le sang des plaies, les déjections, les odeurs, l’intimité corporelle, la mort. Pour masquer cette facette de la réalité, on préfère voir et montrer (dans la publicité notamment) des êtres humains en bonne santé, pleins de vigueur, d’assurance, sans accrocs ni limitations physiques ou mentales. Les capacités valorisées pour une « vie réussie » sont celles généralement attribuées aux hommes comme la force physique et mentale, l’esprit d’entreprendre, la détermination, la persévérance ou l’imperturbabilité. Les personnes en situation de besoin incarnent tout ce que le modèle de la masculinité dominante tente de repousser. S’investir dans le care, c’est côtoyer et composer avec des personnes qui n’entrent pas, ou du moins qui entrent différemment, dans ce modèle valorisé. Les femmes « récupèrent » toutes ces tâches et ces personnes qu’une large frange de la population préfère mettre à distance et ignorer.
Derrière cette attribution des tâches pénibles et non-valorisées aux femmes, on repère le signe d’une « valence différentielle des sexes » selon les termes utilisés par l’anthropologue Françoise Héritier. Cela signifie que la société accorde une valeur différente à tout ce qui est censé caractériser le genre masculin (capacités, comportements, tâches, etc.) par rapport au genre féminin. Dans une société patriarcale comme la nôtre, c’est le genre masculin qui est systématiquement le plus encensé, le plus pris en compte, le plus avantagé. Dans la mesure où le care fait appel à des capacités considérées comme « naturellement » féminines, il n’est finalement pas surprenant que ce domaine soit si peu valorisé et pris en compte au sein de la société.

Le care au coeur des relations

Rendre visible le care est fondamental pour mettre en lumière à quel point notre société s’appuie sur les femmes pour remplir des missions nécessaires à la vie en collectivité comme l’éducation des enfants, la prise en charge des personnes fragiles ou l’exécution des tâches ménagères. Qu’il s’agisse du care formel ou informel, il y a un paradoxe à relever. L’investissement des femmes est essentiel tant il fait tourner et cimente la société, mais il reste complètement dans l’ombre, peu ou pas reconnu ni valorisé à sa juste valeur. Le système capitaliste se réjouit et entretient cette situation : il peut continuer à prospérer en s’appuyant sur le travail gratuit des femmes (ou presque gratuit vu les bas salaires du care formel) !
Pour remettre le care au centre de la société, des économistes féministes prônent un nouveau modèle économique, à l’opposé du système capitaliste actuel. L’« économie du care » met l’humain, et non plus le profit, au coeur des échanges. Ce faisant, elle confère aux tâches du care et aux personnes qui s’en chargent, leurs lettres de noblesse. Dans cette alternative de société, les personnes qui se consacrent à amasser de l’argent, pour des bénéfices personnels, n’ont pas la cote. Nous développons la notion d’économie du care dans la suite de ce numéro, mais aussi dans une analyse d’éducation permanente.

Dégenrer le care

Parvenir à une répartition équilibrée du care ne pourra se faire sans « déspécialiser les rôles » ainsi que l’écrivait la sociologue Dominique Méda. Les femmes ne sont pas nées pour soigner le vivant, les hommes peuvent également prendre ce rôle à part entière. Les rôles sont interchangeables puisque basés sur des compétences humaines et pas « spécialement » féminines. Les hommes qui s’investissent dans le care (car oui, ils existent) ne sont pas en train de perdre leur virilité ou de devenir des « femmelettes ». Ils sont juste des êtres humains capables d’empathie, d’attention, de dévouement. L’éducation des enfants doit donc, pour cela, être la plus égalitaire possible et la lutte contre les stéréotypes de genre renforcée, à tous les niveaux de la société.
Pour ceux qui considèrent que le care n’est pas leur problème, le plus dur sera certainement la prise de conscience et le démantèlement de leurs privilèges. Cette démarche ne concerne d’ailleurs pas que le care mais toutes les composantes de la société patriarcale dans laquelle nous sommes. L’exploitation des unes ne peut plus faire la bonne affaire des autres !

A propos de l'autrice
A propos de l'autriceLaudine Lahaye
Chargée d’études Soralia