En février 2023, le centre d’études du Mouvement réformateur (MR) Jean Gol publie une nouvelle production : «Le wokisme, ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom». L’étude dénonce ainsi «une tendance permanente à l’autoflagellation qui finit par menacer la liberté d’expression, l’humanisme et jusqu’à la raison elle-même». Mais qu’est-ce que le «wokisme» et pourquoi est-il tant craint, surtout par la droite? Déconstruction d’une stratégie rhétorique visant à saper les luttes pour les droits sociaux.

Histoire d’un mot…et de son détournement 

Si « woke » entre dans le dictionnaire Robert en 2023, ce terme n’est pourtant pas nouveau. Dérivé du verbe anglais wake (« éveiller »), le mot prend un sens engagé aux USA dès le 19e siècle, après l’abolition de l’esclavage. La notion fait alors référence au « réveil » des Noirs-Américains suite à des années d’esclavage, mais incite aussi à leur vigilance face à un quotidien rempli de dangers (stay woke signifiant rester vigilant). Tout au long du 20e -21e siècle, diverses références soulignent les liens entre woke et lutte contre les inégalités raciales. Le Hashtag #StayWoke est notamment repris en 2014 par le mouvement antiraciste Black Lives Matter à la suite du meurtre de Michael Brown, abattu par un policier blanc.

C’est à cette époque que le sens du terme woke s’étend pour définir l’ensemble des personnes luttant contre les inégalités sociales : militant·e·s LGBTQIA+, féministes, écologistes, antiracistes… plutôt jeunes et issus des milieux universitaires (Le milieu universitaire est ainsi présenté par les détracteurs des wokes comme un lieu élitiste) en opposition au « peuple » . Le mot devient « fourre-tout », car il regroupe des publics hétérogènes et très diversifiés. Peu à peu, son usage initialement positif va être détourné de façon cynique et péjorative par des personnalités politiques et divers médias. Aujourd’hui, peu de personnes s’identifient comme étant woke, tant le terme a été vidé de son sens originel.

Ainsi Bart De Wever, président de la NVA qualifie le « wokisme » de « guerre qui ruine de l’intérieur la société occidentale » . Avant le « wokisme », il y a eu la lutte contre le « politiquement correct », les « bobo-gauchistes », les « féminazies » ou encore « l’islamo-gauchisme ». Ces termes très englobants et flous sont avant tout brandis comme des idéologies menaçantes face à l’ordre établi par les personnes qui se sentent menacées par des idées progressistes.

Les wokes : une menace pour les privilèges de l’homme blanc 

Nous vivons dans une société patriarcale. Le pouvoir en place est majoritairement détenu par une petite frange de la population masculine, blanche, aisée, hétérosexuelle, valide et cisgenre. Ces personnes jouissent de privilèges qui favorisent leur ascension sociale, professionnelle et financière. Elles sont représentées comme une norme : la société est pensée par et pour elles. Les individus qui ne se retrouvent pas dans cette norme (les femmes, les personnes racisées, LGBTQIA+, en situation de handicap, etc.) sont pénalisé·e·s par une absence de prise en considération de leurs besoins/réalités. Quant aux personnes qui luttent contre les inégalités, elles menacent l’ordre établi et, par extension, les privilèges de cette population.

Ces dernières représentent donc des menaces qu’il faudrait à tout prix écarter. Les luttes pour les droits sociaux au 20e siècle nous l’ont montré, quand le progressisme gagne du terrain, le retour de bâton (aussi appelé backlash, voir numéro 84 de Femmes Plurielles) n’est jamais bien loin ! Censure, attaques, harcèlement… Les militant·e·s subissent de plein fouet cette violence. Leur combat est ainsi présenté comme « violent », « illusoire », « idiot », « dangereux », avec pour objectif de décrédibiliser leur propos et de maintenir un statu quo. Passer du terme woke, considéré comme positif, à un mot cynique et moqueur fait partie de cette stratégie visant à réduire à néant les combats militants. Le fait d’être « éveillé∙e » n’est pas une menace pour la démocratie, mais plutôt une menace pour la majorité dominant une minorité. Par ailleurs, brandir la menace woke dans l’inconscient collectif permet de détourner la population d’autres questions particulièrement préoccupantes telles que la montée des inégalités sociales et de genre, l’ultralibéralisme, les dérèglements climatiques, etc. Comme expliqué dans une tribune de Mr Mondialisation, « des idéologies de haine et d’élitisme […] véritablement systémiques et structurelles, profitent du leurre pour continuer bon train et empêcher le débat, au nom contradictoire d’une liberté d’expression (la leur) ».

Le principe de panique morale pour détourner des inégalités 

Une panique morale est l’exagération d’un phénomène minoritaire présenté comme une menace. Les personnes wokes sont ainsi présenté·e·s comme un danger, notamment par les mouvements de droite qui utilisent un vocabulaire anxiogène pour les définir (menace, invasion, terreur, etc.) et qui les accusent de tous les maux de la société (lire à ce sujet, le livre « la panique woke » D’Alex Mahoudeau). La panique morale se base sur des situations existantes. Mais ces faits sont instrumentalisés, présentés sans nuances et orientés pour illustrer une situation spécifique et dramatiser (voir encadré avec l’affaire « Autant en emporte le vent »). Par exemple : on accuse les wokes de vouloir effacer l’histoire en déboulonnant des statues, en censurant des œuvres ou en boycottant des personnes. Ces phénomènes existent, mais sont généralement à nuancer et ne prennent pas en compte la pluralité des actions menées par les structures/associations (pétitions, manifestations non violentes, demande de contextualisation pour des œuvres controversées, etc.). Par ailleurs, si l’on évoque régulièrement une attaque des wokes en matière de censure, « l’effacement » ou les adaptations de certaines œuvres visent avant tout des enjeux économiques. La décision d’effacer des passages d’une œuvre ou d’en adapter certains propos est avant tout la décision de celles et ceux « qui ont le pouvoir et le gouvernement ». Ces contenus médiatiques déformant la réalité s’inscrivent dans un contexte de « surinformation » et de forte mise en concurrence des différents médias. Il faut produire vite et susciter le clic, les réactions, les commentaires, ce qui favorise la désinformation. Il est donc indispensable de prendre un certain recul critique face à ces actualités qui servent à nourrir des polémiques stériles et entretenir un sentiment de menace.

Choisir ses combats 

Défendre l’égalité est un combat de longue haleine où l’on se sent parfois démuni·e et épuisé·e. C’est à la fois se battre pour et contre. Pour plus d’égalité et contre des stéréotypes tenaces, parfois au sein même de son propre réseau professionnel et/ou intime. C’est défendre une utopie réaliste, un idéal nécessaire. En décrédibilisant le progressisme, ses détracteurs cherchent à faire croire aux militant·e·s qu’elles·ils sont seul·e·s face aux moulins à vent. Diviser pour mieux régner. Pourtant, les mouvements féministes, écologistes et antiracistes n’ont jamais été autant visibilisés (même si parfois, c’est pour mieux les critiquer). La convergence des luttes est une piste pour illustrer la multiplicité et la diversité des combats qui animent notre société aujourd’hui. C’est aussi une façon de rassembler les énergies et d’attirer l’attention des médias. Regagnons le terrain du récit pour offrir à notre société de nouveaux mondes à imaginer. Dénonçons les œuvres rétrogrades en favorisant le dialogue, la déconstruction et la contextualisation. Plutôt que brandir l’épouvantail woke comme une menace, il serait pertinent de mieux choisir ses combats et de lutter contre les réels dangers pour nos démocraties. La montée de l’extrême droite en Europe et dans le monde menace les droits des femmes et des minorités de race et de genre. Luttons contre la banalisation des discours LGBTphobes, sexistes, racistes. Enfin, les médias sont le reflet de notre société. Mieux comprendre leurs mécanismes permet de lutter contre les représentations stéréotypées/la désinformation et de valoriser un usage critique de ces outils. Il nous semble donc indispensable de former nos publics à un usage raisonné et critique des médias.

Un exemple  de panique morale : l’affaire « Autant en emporte le vent »

En 2020, la plateforme de streaming HBO Max aurait censuré le film culte Autant en emporte le vent en pleine vague du mouvement Black Lives Matter. Ce classique multirécompensé de 1939 est, depuis des décennies, pointé du doigt pour son apologie du racisme et sa romantisation de l’esclavage. Très vite, Internet, les médias et des personnalités publiques s’emballent et dénoncent une pratique totalitaire, un « délire idéologique ». Pourtant, HBO a juste retiré
temporairement le film afin de lui ajouter une contextualisation précisant le caractère raciste de l’oeuvre. Même si la plupart des articles précisaient cette info dans le corps de l’article, les titres de certaines publications laissaient sous entendre que le film était tout simplement enlevé et donc censuré. Face à une actualité présentée sans nuances, semblant de prime abord refléter une importante atteinte à la liberté d’expression, l’information a été relayée en masse via les réseaux sociaux puis reprise par effet de rebond par divers médias.