Les normes esthétiques dans la mode s’écartent de plus en plus de la binarité des genres. Des figures comme le chanteur Harry Styles semblent représenter une nouvelle génération d’artistes affranchis de l’éternel uniforme masculin — pantalon-t-shirt-chemise. Arborant boucles d’oreilles, perles, jupes, boa ou encore paillettes, l’artiste est identifié aujourd’hui comme le symbole d’une nouvelle masculinité. Pourtant, certain·e·s s’interrogent sur la réappropriation commerciale d’une telle démarche et accuse le chanteur de queerbaiting. Accusation fondée ou injustifiée ?

C’est quoi le queerbaiting ?

Le queerbaiting est un mot-valise qui se traduit par « appât à queer [1]  ». Ce terme a été popularisé avec l’émergence d’internet et des communautés de fans en ligne au début des années 2000. Les producteurs de contenus culturels tentent alors d’attirer une nouvelle audience LGBTQIA+ en paraissant progressistes sans pour autant perdre un public peu sensible, voire opposé à ces questions.

Dans le monde de la musique, plusieurs personnalités ont été accusées de jouer sur l’ambiguïté sexuelle pour faire vendre… dont Harry Styles. On lui reproche de ne pas s’exprimer sur sa vie sexuelle et amoureuse tout en adoptant un style qui sort des normes binaires femmes-hommes. Pourtant, il n’est pas le premier à jouer avec les frontières du genre.

Le look, une histoire politique

Alors que les hommes issus de la noblesse se fardaient, portaient des plumes, des perruques et des couleurs criardes durant le siècle des Lumières, la Révolution française va mettre un coup de frein à la mode masculine pour mieux répondre aux idéaux de l’époque… en reproduisant sans complexes les stéréotypes de genre. En parallèle, le développement du prêt-à-porter, croisé aux enjeux capitalistes, va créer une différenciation de plus en plus marquée entre la garde-robe féminine et masculine.

Il faudra attendre la période d’après-guerre pour que cette binarité soit remise en question par des personnalités publiques comme Elvis Presley, Mick Jagger ou David Bowie… même si cela s’apparente plus à la création d’un alter ego artistique plutôt qu’un mode de vie dans le quotidien.

Aujourd’hui encore, les hommes qui portent des tenues culturellement associées aux femmes le font surtout dans la sphère publique et médiatique.

Une invisibilisation des cultures LGBTQIA+

Même si cela est de plus en plus visibilisé, oser s’affranchir des normes en s’affichant avec des vêtements dits féminins reste donc pour des hommes un acte hautement transgressif au point de susciter l’attention du grand public à chaque fois que cela se produit. En témoigne l’immense remous médiatique qu’a suscité la couverture de Vogue avec Harry Styles en robe. Si, sans surprise, la sphère conservatrice a crié à la « perte de virilité », des réactions mitigées ont également émergé de la communauté LGBTQIA+. Alors que certain·e·s applaudissent ce progressisme, d’autres dénoncent une réappropriation de la culture trans et racisée par un homme blanc, cisgenre et prétendument hétérosexuel.

Comme l’explique l’acteur Billy Porter : « J’ai lancé le débat (à propos de la mode non-binaire) et pourtant, Vogue a mis Harry Styles, un homme blanc, hétéro, dans une robe en couverture pour la première fois. Moi, c’est ma vie. J’ai dû me battre toute ma vie pour en arriver à ce moment où je pourrais porter une robe aux Oscars et ne pas être fusillé. »[2]  Comme l’explique l’artiste pop Bryn : « Il y a des artistes hétéros cis qui s’approprient des éléments queers sur scène pour être cool, mais pas dans leur vie de tous les jours. Iels bénéficient du glow sans se taper la haine qui va avec. En plus, iels sont payé·es pour ça. »

Ces propos font échos à une problématique plus large, celle de l’invisibilisation et des discriminations que vivent certaines communautés. Comme l’explique la conférencière Betel Mabille : « La majorité des médias mainstream ne propose que peu ou pas de représentation de personnes LGBTQI+. De plus, lorsque cette représentation a lieu, elle est généralement portée par des personnes blanches. […] Il en résulte que les personnes racisées et LGBTQI+ doivent subir de plein fouet un manque de représentation, pourtant utile, voire nécessaire à la construction de l’identité. »

Une question pas si simple

Si l’invisibilisation des personnes LGBTQIA+ est une réalité, peut-on pour autant déclarer qu’Harry Style use et abuse des codes pour servir des objectifs commerciaux ?

La réponse n’est pas si simple. Tout d’abord, parce qu’il existe une énorme pression médiatique pour que les artistes témoignent à propos de leur vie privée et de leur sexualité. Il est problématique de remettre constamment en question les actes ou propos d’une personne dont la sexualité peut évoluer tout au long de sa vie.

Certain·e·s artistes se retrouvent même outé∙e∙s, c’est-à-dire contraint∙e∙s d’avouer leur sexualité sous la pression de leurs fans et/ou des médias. Cette injonction à devoir à tout prix se révéler au public est problématique, surtout dans une société où s’affirmer en tant que personne LGBTQIA+ peut s’avérer risqué.

Ensuite, tabler sur le style d’une personne pour l’identifier (ou non) comme membre de la communauté LGBTQIA+ est risqué et essentialisant (« un homme qui porte une jupe est forcément gay/trans ») . Il existe une confusion importante entre l’expression de genre (ses choix vestimentaires, les pronoms et noms à utiliser pour la personne désignée…), l’identité de genre (cisgenre, transgenre, non-binaire…) et la sexualité d’une personne (homosexuel·le, hétérosexuel·le…). On peut ainsi se considérer comme un homme cisgenre et hétérosexuel tout en questionnant les normes binaires de la société.

Si Harry Styles entretient une certaine ambiguïté sur sa sexualité, il est important de rappeler qu’il n’hésite pas à se positionner comme un soutien important de la cause LGBTQIA+. Comme l’expliquent les responsables du compte Instagram LGBTQIA+ Paint : « Des artistes comme lui, qui sont prêts à parler de ces thématiques et font de leurs concerts des lieux chaleureux et bienveillants pour tous et toutes, ça s’applaudit. On en voudrait davantage ! »

Finalement, plutôt que de se demander si Harry Styles se réapproprie ou non certains codes, ou s’il fait partie ou non de la communauté LGBTQIA+, la question se situe autour des privilèges et des représentations. Il serait bienvenu qu’Harry Styles utilise l’attention médiatique qui lui est porté afin de visibiliser la communauté queer et les militant-e-s qui se sont battues des décennies durant pour pouvoir s’habiller hors des carcans genrés.

Comme l’explique le directeur général de l’organisme Interligne, Pascal Vaillancourt « Si on adopte un style qui s’apparente aux communautés queers, je pense qu’il faut le dire, qu’il faut le valoriser et utiliser son privilège pour montrer qu’on est conscient d’où ça vient et que la personne l’adopte fièrement ».

Bref, faisons d’Harry Styles un porte-parole voire un allié et encourageons-le à soutenir des causes justes tout en évitant de reproduire des stéréotypes.

[1] Les personnes queers représentent « toute personne ou identité allant à l’encontre des normes structurant le modèle social hétéronormatif et cisnormatif ».

[2] Depuis, Billy Porter est revenu sur ses propos en expliquant que le problème était plus profond et concernait surtout l’invisibilisation et l’oppression des personnes racisées.

Autrice
AutriceElise Voillot