Internet a-t-il augmenté la violence verbale ? Les réseaux sociaux ont-ils inventé de nouvelles formes d’agression et de discours de haine ? Les femmes sont-elles davantage victimes des haters* sur la toile ? Comment analyser, en vue d’actions préventives, la violence sur la toile ? Voilà quelques questions qu’abordera cet article.

Partir de la violence verbale

La violence verbale a été bien décrite dans le domaine francophone notamment par les chercheuses françaises Claudine Moïse, Béatrice Fracchiola, Christina Romain et Nathalie Auger. Pour elles, la notion de « violence », vague, nécessite une approche interdisciplinaire et donc collective, sur l’ensemble de la circulation des discours sociaux, de la conversation de rue à la toile. Ensemble, elles ont créé un groupe de recherche qui travaille depuis quinze ans « sur la violence verbale dans différents contextes interactionnels : violence scolaire, genrée, médiatique, sexuelle et dans l’espace public  ». Elles définissent la violence verbale comme  : «  une montée en tension contextualisée qui se décline à travers différentes étapes (incompréhension, négociation, évitement, renchérissement, renforcement…), marquée par des « déclencheurs de conflit » et par l’emploi d’une importante variété d’actes de langage (harcèlement, mépris, déni, insulte…) ». De leur point de vue, la construction appelée «  multimodale  » – c’est-à-dire avec des supports visuels, graphiques, l’importance des lieux – des interactions et des changements en jeu dans l’espace urbain est au cœur de leur approche de la violence.

De la violence numérique…

La première chose à mettre en avant est que la toile offre une multiplicité de formes de violence au-delà de la «  simple  » violence verbale. Les mots, les images, les émoticones, les vidéos, les photomontages, les mécanismes de circulation et de propagation autorisent à parler de «  violence numérique  » comme une reconfiguration de pratiques existantes mais combinées et technologisées. Dans son roman inspiré de sa propre histoire de harcèlement en ligne, Les Yeux rouges, la journaliste et écrivaine belge Myriam Leroy décrit la violence glaçante et inouïe du détournement d’image par un internaute harceleur : «  Il terminait avec le joyau de sa collection, un délicieux petit montage (et il mettait un point d’interrogation entre parenthèses après montage) d’une de mes photos officielles de la radio où le micro derrière lequel je souriais avait été remplacé par un pénis en érection et mon fond de teint par une épaisse couche de sperme et de sang ».

La violence numérique fait partie d’un continuum, c’est-à-dire qu’on n’envisage pas une insulte isolée par exemple mais une progressive montée en tension, qui peut partir d’une réflexion supposée humoristique pour aboutir à du harcèlement qualifié. Cette notion de continuum est un mode de pensée qui a été conceptualisé dans le champ des études féministes sur les violences faites aux femmes. Dans ce même continuum, on retrouve aussi, entre autres, le harcèlement en ligne et la cyberviolence.

… À la cyberviolence

La cyberviolence se définit comme un acte agressif, intentionnel, perpétré par un individu ou un groupe aux moyens de courriels, SMS, réseaux sociaux, jeux en ligne, etc. Elle présente des spécificités liées aux médias numériques : capacité de dissémination vers un large public, caractère incessant, difficulté d’identifier l’auteur et d’agir une fois les messages diffusés. La cyberviolence recouvre des réalités et des phénomènes variés : photos publiées sans autorisation ou modifiées, happy slapping*, diffusion d’images à caractère pornographique, usurpation d’identité, violation de l’identité, menaces ou diffamation. Elle amplifie et prolonge des phénomènes tels que moqueries, brimades, insultes, discriminations, violences physiques, etc., voire exclusion du groupe de pairs, élément essentiel de la sociabilité juvénile. Elle est assimilée à la pratique du harcèlement comme comportement d’intimidation, où se superposent railleries et humiliations extrêmes et répétées pouvant déboucher sur des conséquences funestes pour les victimes (isolement, problèmes physio-psychologiques, suicides). Le terme est donc utilisé pour désigner un problème social ancré dans le milieu scolaire, qui se caractérise par sa répétition.

Parmi cette cyberviolence, le harcèlement en ligne

Le harcèlement en ligne, qui va malheureusement souvent de pair avec la violence numérique, comprend une variété de typologies : le bashing*, le bulliying*, le doxing*, le trollage*, le flaming* (des générateurs de déséquilibres et de conflits dans des discussions sur la toile), les variantes numériques du slut-shaming*, les posts ad personam, les commentaires désobligeants (de la raillerie à l’injure), les détournements iconiques, les smileys dégradants, les bloquages, les signalements. Les chercheuses·eurs Aurélie Berguer, Catherine Blaya et Julien Berthaud visent à étendre la cyberviolence à des formes hétérogènes de violence qu’on ne peut réduire aux manifestations du harcèlement  : «  Nous proposons une définition plus « large » de la cyberviolence, permettant, selon nous, de ne pas enfermer les jeunes interrogé·e·s dans des définitions préconçues a priori  ». En effet, en déterminant a priori ce qui relève ou non du harcèlement, on enlève la possibilité à la victime de relever des éléments absents mais pertinents en matière de ressenti comme violence.

D’autres chercheuses·eurs déjà cité·e·s arpentent les artères de la toile pour étudier les formes originales que la violence verbale en milieu numérique peut prendre et les formes inédites de violence numérique (le numérique comme pratique en soi violente). Qu’il s’agisse de mails en milieu professionnel ou de caricatures d’hommes et de femmes politiques, des violences spécifiques à l’égard des minorités, insultes racistes, antisémites, islamophobes, sexistes, LGBTQIA+phobes, grossophobes…. Plus encore, la violence a pris une place cruciale comme objet des échanges. Que cela signifie-t-il ? On discute souvent violemment sur la toile mais on discute aussi beaucoup des violences ressenties et éprouvées, la propagation allant somme toute de pair avec la stigmatisation et la dénonciation.

Les femmes davantage touchées ?

Le terme cyberviolence est particulièrement employé pour désigner les violences à l’égard des femmes sur la toile, et celle-ci regorge de témoignages dont ce rapport de l’ONU en 2015 qui insiste sur la violence genrée du net : « En mai [2016], le hashtag Twitter #MyTroll a été lancé en Amérique du Nord par des femmes pour raconter comment elles étaient harcelées en ligne – menaces de mort, de viol, incitation au suicide, ou encore doxing*, […] swatting. Les abondants témoignages de femmes médiatisées ou anonymes ont montré le lien entre violences sur la toile et public féminin, sachant que la prise de parole publique d’une femme est potentiellement davantage susceptible de recevoir des commentaires violents, d’autant plus si elle adopte certains postures argumentatives et langagières traditionnellement considérées comme masculines dans les imaginaires : assertion, mots crus… De même, les femmes défendant des positions contre les normes classiques de beauté et les injonctions corporelles et mentales sont la cible des haters* et autres trolls* mais pas que : il ne faut pas diaboliser ces types de commentaires car souvent ce sont des citoyen·ne·s lambdas qui se déchainent sur la toile. Mais qui s’organisent, qui suivent telle ou telle youtubeuse et qui déclenchent des réactions groupées et ciblées pour encore une fois obliger la femme à se poser en victime. Et qui insultent en usant des différents modes de communication technologique, menacent, appellent au viol et au bûcher.

Réplique, réaction, riposte ?

C’est cette piste sur la réflexion possible en ligne des effets produits par des discours violents qui met en avant l’importance, couplée à l’effet de continuum, de pouvoir pointer des montées en tension, même si malheureusement les violences peuvent aussi débuter à l’origine d’une conversation ou d’un post. Repérer les indices d’une dérive violente en la pensant dans un système de violences et non pas justement comme un dérapage accidentel, de «  l’humour noir », du « juste virtuel » qui ne serait donc ni grave ni menaçant. La possibilité d’une riposte verbale qui entraine dès lors une sorte de reconnaissance de celui ou celle qui agresse peut s’avérer dangereux. Bien souvent d’ailleurs les harcelées se terrent et se taisent, abandonnant leurs comptes sur les réseaux sociaux. Ce qui ne les empêche pas de se lancer dans des procédures juridiques qui sont extrêmement éprouvantes, longues et productrices encore de circulation de discours haineux à leur endroit. Les espaces que l’on dit « safe » sont recherchés et souvent d’ailleurs incompris, comme si la «  bonne attitude  » était forcément dans la réplique argumentée ou la riposte verbale brillante. Là encore c’est un modèle patriarcal d’une rhétorique publique, partagée, d’une éloquence, d’un brio pour reprendre le mot-titre du film d’Yvan Attal, où l’abject personnage joué par Daniel Auteuil apprend avec condescendance et paternalisme les « trucs » éloquents pour gagner à tout prix, privilégiant une rhétorique sans éthique. Développer une parole alternative serait dès lors la piste que certaines ont commencé à creuser : qu’il s’agisse de Christiane Taubira répondant aux attaques haineuses par la déclamation d’un poème ou de la slameuse Lisette Lombé mettant en rythme les paroles des exclu·e·s… La poésie pour et par toutes et tous ? À suivre.

*LEXIQUE

BASHING : le terme signifie « dénigrement ». En anglais, le verbe « bash » veut dire frapper, cogner. Le bashing, c’est se défouler en critiquant, insultant, colportant des rumeurs et mensonges sur quelqu’un, un groupe ou quelque chose. (Source : Fil Santé Jeunes)

BULLYING : intimidation et toutes formes de violence physique, verbale ou psychologique qui ont lieu à l’école, à plusieurs reprises et dans le temps. (Source : Les définitions) DOXING : recherche puis divulgation d’informations personnelles : adresse, téléphone, mail, etc. (Source : ONU)

FLAMING : fait de poster sur Internet des messages diffamatoires. Le flaming est souvent utilisé sur les réseaux sociaux ou par messagerie instantanée. (Source : Yapaka)

HAPPY SLAPPING : pratique consistant à filmer l’agression physique d’une personne. (Source : Wikipedia) HATERS : harceleurs

SLUT SHAMING : le slut-shaming, que l’on pourrait traduire par « stigmatisation des salopes », consiste à rabaisser ou culpabiliser une femme à cause de son comportement sexuel (pratiques, nombre de partenaires, vêtements « provocants »…) (Source : Madmoizelle)

SWATTING : envoi de la police chez quelqu’un en se faisant passer pour lui et en avouant un prétendu meurtre. (Source : ONU)

TROLLAGE : technique consistant à empêcher le bon fonctionnement d’un forum de discussion sur Internet en parlant de sujets provocateurs qui n’ont rien à voir ou en éditant des centaines de messages à la suite pour stopper la discussion. (Source : L’internaute)

[1] Une version longue de cet article est parue dans la revue Le Discours et la langue 9.2, 2016 sous le titre : « Un observable reconfiguré : la violence verbale dans l’espace numérique et ses circulèmes (autour de l’insulte à Taubira) ».

Autodéfense – Trouver la force en soi pour lutter

Laisser s’exprimer notre colère et notre force, c’est peut-être encore un challenge pour beaucoup d’entre nous, tellement la société nous apprend à être conciliantes et à éviter le conflit. Pourtant, nos ressources internes existent bel et bien. Et nul besoin d’être championne d’haltérophilie pour ça ! En situation d’agression, l’autodéfense physique – mais aussi verbale – devient un puissant moyen d’utiliser nos potentiels de réaction et de ne plus faire de nous des victimes passives. Que ce soit pour nourrir notre sens de la répartie, nous sentir plus à l’aise d’agir lorsqu’on est témoin de harcèlement ou d’agression ou encore connaître certaines techniques pour nous défaire de l’emprise d’un agresseur, les stages et cours d’autodéfense féministes sont de précieux outils.

Plus d’info : www.garance.be, www.wendo.be et www.cvfe.be

Mathilde Largepret

Laurence RosierAutrice