Clitoris et plaisir féminin, ode à la diversité des vulves, meilleure connaissance des maladies liées à l’utérus et aux cycles menstruels, s’inscrivent de plus en plus dans le débat public… et, c’est tant mieux! Mais où sont les seins? Depuis des siècles, la poitrine féminine se décline sous toutes ses formes artistiques : peintures de femmes aux seins découverts, sculptures aux tétons apparents… De tout temps, la poitrine féminine a rempli plusieurs fonctions et a été porteuse de symboliques puissantes. Les seins, NOS seins, en disent long sur notre société occidentale et sa perception restreinte de LA féminité. Que nous disent nos poitrines malmenées, tantôt condamnées à être cachées, tantôt extirpées à la vue de tou·te·s et finalement, qu’en pensent les femmes? Que nous apprend cette partie du corps, aimée et détestée, par celles qui les portent, par celles et ceux qui les voient ?
L’adolescence : amour, sexualité et beauté
Camille Froidevaux-Metterie, autrice [1], affirme que l’apparition des seins inscrit les filles dans une histoire qui est à la fois la leur, et celle de toutes les femmes. Pourtant, peu de femmes semblent se souvenir précisément de cette apparition, contrairement à l’achat de leur premier soutien-gorge, synonyme aussi des premières injonctions esthétiques. Les soutiens-gorge avec des coques rembourrées pour les plus jeunes imposent une seule beauté des seins, en demi-pomme, ronds et fermes, ni trop gros, ni trop petits. Avant même que leur poitrine n’apparaisse vraiment, les industries soufflent aux jeunes filles des complexes sur leur poitrine naissante « déjà » imparfaites et à corriger. La société, impose également à toutes les femmes, quel que soit leur âge ou leur vécu, d’avoir constamment et invariablement les seins d’une jeune femme… à qui pourtant l’on rappelle sans cesse ses « imperfections ». Les normes de beauté n’ont aucun sens, à part celui du profit. Pire, ces normes nous poussent à nous comparer, à entrer en concurrence avec les autres pour un regard masculin nous valorisant, sans que notre expérience commune ne crée pour autant de sororité [2]. C’est à la fois une souffrance personnelle et un scandale collectif.
De plus, la puberté propulse en quelques mois les filles dans le champ de la sexualité. Qu’elles le veuillent ou non, elles deviennent rapidement un sujet sexuel, mais aussi un objet sexuel. Le renflement des seins indique soi-disant « une disponibilité sexuelle » traduite bien souvent par des regards, des gestes ou des commentaires déplacés de certains hommes. En conséquence de ce nouveau « rôle » attribué, les jeunes filles peuvent ressentir un mélange d’émotions allant de la honte (se dissimuler sous des vêtements larges) à de la fierté (fières d’être passées au rang de femmes), évoluant au fil du temps et des expériences positives et négatives liées à leurs corps.
Quand les filles doivent vivre avec certains regards et commentaires sur leurs poitrines, les garçons, eux, peuvent déambuler plus librement dans notre société. En effet, aucun signe apparent de la puberté masculine (poils, voix, taille, etc.) n’est utilisé dans notre société pour indiquer socialement que ces derniers sont maintenant vus comme des sujets sexuels et encore moins comme des objets sexuels. Entre « intimité publique » pour les filles et « intimité privée » pour les garçons, cela a des conséquences sur la manière d’investir l’espace public.
Être adulte : l’âge des décisions, pas des injonctions !
Le sein érotisé et le sein maternel sont les deux seules figures valorisées en Occident, au fil des siècles. Même si la maternité est devenue aujourd’hui un choix grâce à l’accès à la contraception et à l’avortement, la pression à être mère est forte. L’injonction actuelle à l’allaitement par l’entourage et certain·e·s médecins suit la même logique. Les féministes ne le rappelleront jamais assez : mon corps, mon choix. La maternité et l’allaitement doivent rester des choix personnels qui n’ont pas besoin d’être argumentés. Rappelons que les seins sont définitivement plus que des instruments plaisants pour les autres. Ils sont aussi un lieu de plaisir féminin, voire orgasmique pour certaines. C’est une partie du corps à investiguer au gré des envies et pas seulement durant les préliminaires.
La vieillesse : pourquoi si négative ?
Les seins les plus invisibles sont ceux des femmes ménopausées et âgées. Au croisement du sexisme et de l’âgisme, cette période est souvent connotée négativement par la notion de perte : perte de fécondité, perte du rôle maternel, perte de la séduction. Autrement dit, une perte de LA féminité et de son utilité dans la société… Vraiment ? N’y aurait-il pas dans ces « pertes », une source potentielle de libération ? Par exemple, pour certaines femmes, il s’agit d’être enfin libérée du risque de grossesse non désirée et ne plus avoir une epée de Damoclès au-dessus de la tête.
La vieillesse est aussi appréhendée sous le prisme des maladies et du cancer du sein. Les médecins recommanderaient « une reconstruction mammaire à 95 % des patientes de moins de 31 ans, mais seulement à 65 % des patientes de plus de 59 ans » [3] . À croire que la date de péremption imposée sur notre front ferait office de tatouage ! La reconstruction mammaire doit d’ailleurs être avant tout un choix, car être une femme ne se résume pas uniquement à deux seins. Chaque femme devrait pouvoir vivre à son rythme et comme elle l’entend les périodes de sa vie, et définir par et pour elle-même sa manière d’être au monde sans rendre de comptes à personne.
Lâchez-nous les seins !
En Occident, les seins sont donc l’expression d’une féminité dépendante du regard masculin, objet de fantasmes et d’injonctions. Or, toutes les personnes avec des seins ne s’identifient pas nécessairement à cette forme restreinte de la féminité. Reconnaître et défendre la liberté des femmes, c’est accepter la diversité des corps et leurs significations personnelles. Autrement dit, il n’existe pas UNE féminité, mais DES féminités. Changeons notre regard, subordonné au regard masculin, pour une auto-représentation des femmes à travers leurs propres désirs et perspectives. D’autant plus que les seins des femmes ne sont jamais les mêmes, variant très régulièrement tout au long de la vie : s’il fait chaud ou froid, s’ils sont touchés, si les tétons pointent, s’ils sont libres ou enserrés, selon les cycles menstruels, la vieillesse, la grossesse, les opérations chirurgicales, les hormones de substitution… Ce sont des expériences très différentes de la « réalité » qu’on tente de nous imposer. Ainsi, « nous sommes libres pourvu que nous correspondions le mieux possible aux critères du moment, libres de nous conformer donc et non libres de paraître celles que nous sommes » souligne Camille Froidevaux-Metterie [4]. Vecteur de domination masculine, le corps est aussi le lieu d’une émancipation possible. La poitrine féminine pourrait devenir un jour un « non-sujet », c’est-à-dire être à la fois visible et d’une banalité sereine et saine, loin des normes inscrites dans la chair.
[1] FROIDEVAUX-METTERIE Camille, Seins. En quête d’une libération, Ed. Points, 2022, p.15
[2] Ibid., pp. 43-45
[3] MADAN AK., ALIABADI-WAHLE S., BEECH DJ., « Ageism in medical students’ treatment recommendations: the example of breast-conserving procedures », Acad Med, 2001, 76(3):282-4
[4] FROIDEVAUX-METTERIE Camille, Seins… op. cit., p. 48