On appelle allocation universelle « un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigences en termes de travail ». Chaque individu recevrait donc, de la naissance à la mort, sans la moindre contrepartie ni condition, une somme, régulière et identique pour tou-te-s, cumulable si elle/il le désire avec ses revenus liés au travail.
Présentée comme une solution « ni de gauche ni de droite », l’allocation universelle serait à même de remplacer avantageusement l’État social de bien-être [1] voué à une mort inéluctable en regard du nouveau contexte économique émergeant. Cependant, le clivage « gauche-droite » revient au galop lorsqu’il s’agit de définir qui recevra cette allocation, comment la financer et à quel montant s’élèvera-t-elle ?
Ses partisan-e-s de gauche voient en elle une solution non stigmatisante pour résorber le chômage, éradiquer l’aliénation au travail et la pauvreté. Elle mettrait un terme au contrôle de plus en plus poussé des demandeuses/ eurs d’emploi dans une société où chaque individu rêve de liberté et d’émancipation. L’allocation universelle permettrait de réinventer un système de « protection, liberté et autonomie » dans une société où la numérisation et l’automatisation de la production permettraient, dans un avenir proche, de réduire le travail humain à sa portion congrue [2]. Ainsi, chacun-.e serait libre de choisir, à la carte, la part qu’elle/il préfère consacrer au marché du travail, au loisir, à l’engagement citoyen et à la vie familiale. Philippe Defeyt, économiste, membre fondateur et ancien secrétaire fédéral d’Écolo propose pour la Belgique un montant de 500 à 600 euros par mois qui constituerait un «socle de base». Il devrait, afin d’assurer un niveau de vie décent, être combiné à un travail complémentaire. En ce qui concerne son financement, là où ses détractrices/eurs craignent de voir disparaitre la sécurité sociale, l’économiste considère que celle-ci pourrait continuer à exister sans problème à côté de l’allocation universelle, l’argent nécessaire pouvant être récupéré à d’autres niveaux (bourses d’études, revenus d’intégrations, dépenses fiscales qui ont trait aux personnes à charge…).
Pour ses partisan-e-s de droite, le modèle social du 20e siècle a vécu, sa dégradation est irréversible. L’allocation universelle permettrait de tirer définitivement un trait sur les entraves au développement de l’économie constituées par l’État social de bien-être. Le principe de l’assurance sociale publique et de la solidarité qui gouverne notre sécurité sociale devrait laisser la place à plus de liberté d’investissement pour les entreprises et plus de liberté de choix aux individus. L’allocation universelle remplacerait dans un premier temps les revenus d’intégration puis les allocations de sécurité sociale. Elle allégerait ainsi les coûts du travail, réduisant les rémunérations au salaire « poche ». Elle permettrait de généraliser les temps partiels, les emplois intérimaires ainsi que l’autoentreprise (voir notre article sur l’ubérisation de la société). Elle serait financée principalement par un impôt unique sur le revenu [3]. D’un côté donc, la liberté de refuser un emploi considéré comme inintéressant, aliénant ou mal payé. De l’autre, une subvention aux employeuses/eurs qui pourrait abaisser le coût du travail et qui bénéficierait d’un allègement de la pression fiscale, associée à une disparition progressive des prestations sociales dont nous jouissons actuellement.
Pour ses détractrices/eurs, il est impossible d’envisager l’allocation universelle sans s’inquiéter de la sécurité sociale. Comme le dit Mateo Alaluf, Docteur en sciences sociales, « l’allocation universelle, chaque fois qu’elle est promue, vise à une moindre intervention de l’État dans les politiques sociales ». Même en admettant la faisabilité technique de la déclinaison de gauche de l’allocation universelle, celle-ci repose sur un socle philosophique qui, à notre avis, la fragilise.
Par ailleurs, il est fort probable que l’instauration d’un revenu de base accélère une généralisation du temps partiel, choisi comme non choisi. Devant la raréfaction de l’emploi, le phénomène du temps partiel s’installe et s’amplifie depuis 20 ans sous l’impulsion des employeuses/eurs, les encouragements des pouvoirs publics et parfois avec la bénédiction des syndicats. Pour certains secteurs (Horeca, nettoyage, grande distribution) il est même devenu un « système ». Ces temps partiels ne concernaient, jusqu’à présent, presque exclusivement que les femmes. La mise en place d’une allocation universelle généraliserait certainement l’installation d’une telle pratique dans des secteurs dits « masculins » tels que la construction automobile, la sidérurgie, etc. Si cela se vérifiait, les hommes entreraient dans la triste concurrence pour des emplois précaires, à temps partiel et mal rémunérés. Dès lors, on peut deviner aisément qui sera le « vainqueur » d’une telle concurrence entre les plus pauvres et ce qui restera aux femmes.
Associée à cette élimination progressive des femmes du marché du travail, l’allocation universelle ferait courir un autre risque. Elle pourrait être perçue comme « un revenu de la femme au foyer » et donc, comme un incitant supplémentaire, au sein du couple, pour que les femmes restent chez elles. Ceci, avec toutes les conséquences perverses que nous connaissons en cas de rupture ou en matière de pension.
Une allocation sans histoire
L’État social de bien-être a pour fondement la solidarité par un système de répartition rendant les travailleuses/eurs interdépendant-e-s les un-e-s des autres (les jeunes vis-à-vis des adultes, les malades vis-à-vis des valides, les retraité-e-s vis-à-vis des actives/ifs, les sans-emplois vis-à-vis de celles et ceux qui travaillent,…). Le système est, de plus, distributif car chacun-e, au cours de la vie et de ses accidents, sera amené-e à se situer dans une de ces postures. En outre, ce modèle social a été conquis sur un siècle de rapports de force entre travail et capital dans le processus de production capitaliste. Les récits des manifestations, des grèves, des défaites comme des succès se transmettent de génération en génération et restent gravés dans la mémoire collective.
Par contre, l’allocation universelle tombe un peu de nulle part… Elle a pour fondement le partage qui relève plus de l’ordre moral que social. Elle est strictement égalitaire, chacun-e reçoit la même chose, ni plus ni moins sans distinction des parcours d’existence. Elle vient bien à point au moment où les économies en pleine « crise » creusent les inégalités sociales… Pas de récits transgénérationnels, pas de mémoire collective. Elle constitue un concept idéaliste qui séduit par sa nouveauté dans une société déboussolée, en recherche de solutions « clés sur porte »… Elle ne repose pas sur une relation entre les forces de travail (partis politiques de gauche, organisations syndicales, mutualités) et les forces du capital, mais dépend du bon vouloir d’une autorité étatique qui aurait tout le loisir selon les conjonctures économiques de revenir sur ses décisions sans opposition possible des bénéficiaires (désormais individualisé-e-s) d’un droit précaire. Plutôt que d’enterrer prématurément l’État social de bien-être, nous préférons continuer à protéger des politiques que nous défendons de longue date !
[1] Aussi appelé Etat-providence. Se caractérise par de larges compétences réglementaires, économiques et sociales censées assurer une série de fonctions sociales au bénéfice des citoyen-ne-s. L’État social de bien-être s’oppose à l’idéologie libérale d’un État limité à des fonctions d’ordre public et de sécurité.
[2] Entre dix et vingt heures/semaine par travailleuse/eur selon certaines études prospectives.
[3] Selon Nathalie Kosciusko-Morizet, un impôt non progressif de 20% devrait suffire.