La semaine dernière, lors d’une réunion militante, je me suis retrouvée dans une situation un peu déroutante. Après que j’ai terminé de donner une information, un ami présent autour de la table a pris la parole. Il a alors répété exactement ce que je venais de dire. Y avait-il eu un malentendu ? Cette situation inconfortable peut sembler anecdotique. Pourtant, ce qui a lieu au sein d’une conversation semble plutôt être le reflet de ce qui se passe dans le monde qui nous entoure : « dans une société où la division et la hiérarchie des genres est si importante, il serait naïf de penser que la conversation en serait exempte. […] C’est aussi une activité « politique », c’est-à-dire dans laquelle il existe des relations de pouvoir », explique Corinne Monnet. Décortiquons ensemble divers mécanismes sexistes de la conversation.

Pas besoin de mecspliquer

Le mansplaining ou mecsplication en français (contraction de man et explain ou de mec et explication) a été mis au goût du jour par l’écrivaine Rebecca Solnit dans son livre Ces hommes qui m’expliquent la vie. Le mansplaining est l’action pour un homme d’expliquer à une femme quelque chose qu’elle sait déjà ou bien de s’adresser à celle-ci de manière infantilisante ou paternaliste lorsqu’il lui explique quelque chose. Cela peut également se présenter sous forme d’un «  détournement  » où l’interlocuteur, maitrisant peu le sujet dont on parle, dévie vers quelque chose qu’il connait pour continuer à avoir une place active et dominante dans la conversation.

Manterrupting ou hommeterruption

Lorsque plusieurs personnes discutent, certaines s’expriment parfois en même temps, et cela involontairement  : on parle alors de «  chevauchement  ». Dans d’autres cas, il peut s’agir d’interruption. L’étude de West et Zimmerman indique que dans des groupes mixtes, composés à la fois d’hommes et de femmes, certaines personnes ont tendance à en interrompre d’autres. Leur étude précise que « dans 96 % des cas, ce sont les hommes qui interrompent les femmes». Il s’agit alors de manterrupting (contraction de  man et interrupt, c’est-à-dire  homme et interruption ou hommeterruption en français).

« Dis, tu m’écoutes ? »

Dans la conversation, pour montrer que l’on est attentive/tif à ce que l’autre dit, nous utilisons des hochements de tête ou des monosyllabes de manière récurrente (ex  : hum, oui). Ce sont les « réponses minimales ». D’après Zimmermans et West, les hommes ont tendance à utiliser des «  réponses minimales  retardées  », c’est-à-dire en décalage de quelques secondes avec la phrase de l’interlocutrice/teur. Sans réponse minimale placée au bon moment, on hésite, s’interrompt soi-même, et on finit parfois par abandonner.

Le bropropriating et le Syndrome de Cassandre

Il arrive que les découvertes ou inventions de femmes soient attribuées à des hommes qui s’en sont appropriés l’origine, comme l’illustre le terme bropropriating (contraction de brother et appropriating, c’est-à-dire frère et appropriation) [1]. Plus largement, on peut y inclure le fait de répéter ce qu’une femme dit et donc de se l’approprier d’une certaine manière. Cela peut, d’une part, donner l’impression que sa parole n’est pas légitime et, d’autre part, que son propos ne sera validé que lorsqu’un homme aura répété ce qu’elle vient de dire. À l’image de Cassandre, fille du roi de Troie, qui prédisait l’avenir de manière juste sans jamais être écoutée, le syndrome de Cassandre se traduit aujourd’hui par le discrédit jeté sur les femmes qui s’expriment sans respecter les codes que la société attend d’elles.

Les femmes silenciées

Les divers mécanismes présentés favorisent les personnes qui les utilisent et leur permettent d’avoir plus de temps de parole. Une étude de Eakins et Eakins a mesuré le temps de parole dans une discussion : 3 à 10 secondes en moyenne pour les femmes ; 10 à 17 secondes en moyenne pour les hommes. En résumé, la femme la plus bavarde parle autant que l’homme le moins bavard. Finalement, tout cela rend les femmes silencieuses, car de manière subtile, on leur impose le silence  : elles sont silenciées. Autres conséquences possibles : la baisse de confiance en soi et la prise de précautions. On s’excuse et espère ne pas déranger lorsqu’on prend la parole.

Pas d’hommes sur Mars, pas de femmes sur Vénus

Certaines sources expliquent ces inégalités par des raisons de nature propre à chaque genre : les femmes seraient naturellement plus bavardes, attentives et enclines à exprimer leurs émotions  ; les hommes auraient une autre manière de parler, plus rationnelle et concise, et leur voix serait plus percutante. Cette justification essentialiste [2] nie le fait que les rôles dans la société sont construits et invisibilise le travail relationnel et émotionnel pris en charge majoritairement par les femmes. Pour changer la donne, prenons conscience des différents rôles qui se jouent tout au long de la conversation, demandons-nous « Est-ce que cela aurait été différent si j’avais été un homme ? Ou une femme ? » et en fonction, agissons !

FAITES LE TEST !

  • Lors de discussions de groupe encadrées (réunion, formation, etc.), qui, dans les participant-e-s, prend la parole en premier ? Combien d’hommes et de femmes s’expriment? Combien font-ils/elles d’interventions et de quelle durée ?
  • M’est-il déjà arrivé qu’un homme me donne des explications sur un sujet que je connaissais mieux que lui (par exemple : un homme explique à une jeune mère les difficultés de l’allaitement) ?
  • Ai-je déjà eu l’impression que mon interlocuteur parlait plus fort que les autres pour que l’attention soit portée sur ce qu’il disait ?
  • Un homme m’a-t-il déjà adressé la parole de manière paternaliste ou infantilisante ?
  • Ai-je déjà eu l’impression que mon interlocuteur déviait du sujet dont je parlais essentiellement pour continuer à participer à la conversation ?
  • Combien de fois cette semaine n’ai-je pas pu terminer une phrase sans être interrompu-e par un homme, par une femme ?
  • Quand était la dernière fois où j’ai eu l’impression que mon interlocuteur ne m’écoutait pas réellement ?
  • Ai-je l’impression de parfois devoir me justifier, insister ou prouver quelque chose pour que ma parole soit entendue ?
  • Un homme a-t-il déjà répété une idée que je venais d’exprimer (reformulée ou non) sans y apporter d’éléments fondamentalement nouveaux ?
  • À quelle fréquence m’arrive-t-il de passer mon tour pour prendre la parole ?
  • Me suis-je déjà excusée (ou ai-je entendu une femme le faire) lorsque j’ai (ou elle a) commencé à prendre la parole ?
  • M’arrive-t-il de prendre des précautions lorsque je prends la parole (par exemple : prendre l’habitude de commencer une phrase par « peut-être que cela a déjà été dit »)?
  • Me suis-je déjà rendu compte que j’étais mal à l’aise sans raison explicite au moment de prendre la parole (rougir, détourner le regard…) ?

Cet article est tiré de l’analyse : « Le monopole de la parole », disponible sur le site des FPS.

[1] On appelle cela aussi l’effet Matilda.

[2] L’essentialisme est le courant qui justifie des comportements genrés par la prétendue essence première immuable des hommes et des femmes.

Mathilde LargepretAutrice