Sophia est née en 1977. En tant qu’artiste française et intermittente du spectacle, elle a été confrontée au plafond de verre, à l’invisibilisation, au manque de financements, à la mise en lumière pour rentrer dans les quotas, pour ensuite être gentiment poussée vers la sortie à 40 ans révolus. Depuis 11 ans, elle est aussi activiste et l’une des porte-paroles du mouvement FEMEN. Son corps, ses seins, sont des outils de lutte et de revendications, et cette découverte a changé son parcours de vie.
Comment et pourquoi t’es-tu lancée en tant qu’activiste au sein du groupe Femen ?
En décembre 2012, alors que je jouais au Lavoir Moderne [un théâtre parisien NDLR], le directeur de l’époque, Hervé Breuil, m’a interpellée en me demandant si je connaissais les FEMEN. Je n’avais jamais entendu parler de ces jeunes ukrainiennes qui militaient topless [c’està-dire seins nus NDLR] et qui venaient tout juste de s’installer à Paris. Je suis montée à l’étage pour les rencontrer. L’une d’elles m’a invitée à la prochaine réunion.
À 35 ans, j’ai fait sauter tous mes repères. Alors que j’étais mère célibataire d’une petite fille de 8 ans, et artiste précaire, je suis aussi devenue activiste FEMEN. Au sein des FEMEN, je me suis redécouverte. Ou plutôt j’ai levé le voile sur la femme que j’avais longtemps cachée et tue. Ces guerrières courroucées, couronnées de fleurs en tissu mettaient des mots sur ce que je subissais depuis toujours.
Le 4 avril 2013, j’ai participé à ma première action en soutien à Amina, une jeune tunisienne séquestrée pour avoir posté une photo d’elle, avec le slogan : « Mon corps m’appartient. Il ne représente l’honneur de personne », sur son mur Facebook. Nous avions lancé un « topless Jihad » sur les réseaux sociaux. Nous étions allées manifester devant l’ambassade de Tunisie à Paris, pour réclamer sa libération. Pendant cette action, il y a une photo très forte prise par Jacob Khrist, notre photographe de l’époque, où l’on voit un policier me museler avec mépris alors que je tente de retirer sa main. Je ne remercierais jamais assez cet homme qui a scellé mon engagement. C’est dans cette tentative de me faire taire que cet agent des forces de l’ordre a conforté ma détermination de ne plus jamais me silencier ou de me faire silencier par quiconque. Cet homme, sans le savoir, a réveillé l’incendie de ma parole.
Le corps a une place centrale dans la façon dont les FEMEN mènent leurs actions. En quoi cela est-il important pour toi ?
Ce corps silencié, invisibilisé, violé, maltraité, incestué, que j’avais dissimulé depuis des années, ces seins que je détestais viscéralement, sont devenus mes meilleurs alliés, et des atouts solides dans ma lutte. Tous mes paradigmes intérieurs et extérieurs en ont été changés. Lorsque je m’échine à faire disparaître mes slogans sous ma douche, je regarde mon corps autrement. Hier, il se terrait, aujourd’hui, il interfère, interpelle, surgit, fend l’espace, grimpe, réclame justice, prend toutes les charges, et il est plus efficace et puissant parfois que bien des discours.
C’est fondamental, mais ça reste transgressif. Sur les réseaux sociaux, par exemple, mes tétons doivent être censurés. J’ai passé des centaines d’heures en garde à vue. Dans la capitale, j’ai visité les commissariats, le dépôt du tribunal de grande instance à Clichy-La-Garenne, les soutes de Calais, les cellules à Lens, les couvertures pleines de gale à Toulouse. J’ai essuyé de nombreux rappels à la loi, j’ai été jugée à 4 reprises devant un tribunal correctionnel pour entrave au vote, rébellion, exhibition sexuelle, violences sur agent. J’ai obtenu 3 relaxes. J’ai été condamnée devant une cour d’appel. J’ai un casier judiciaire pour « Rébellion ». FEMEN m’a enseigné à me réapproprier mon propre corps et mon image pour faire passer un message. Si mon corps est devenu mon propre médium, et le transfuge de ma colère et de mon indignation, j’en paie, néanmoins, le prix fort.
Or, nos torses d’activistes ne sont pas plus sexuels que ceux d’un homme. Ce qui est obscène, c’est le sexisme ordinaire, l’hypersexualisation du corps des femmes, la LGBTQIphobie, les violences ou le fascisme. En nous réappropriant ce torse décrié comme le support de nos luttes, nous réclamons une égalité de traitement. Inscrire nos messages sur nos torses est stratégique. Nous piégeons le regard du patriarcat. Le regardeur interpellé par notre nudité va regarder nos seins et ne pourra pas éviter le message qui y est tracé en lettres noires à l’acrylique. Dans l’espace public, il y a peu de figures de femmes. Désormais la silhouette de l’activiste FEMEN intrépide, surprenante, iconoclaste [1] , sans peur, coiffée de fleurs et le torse peint, s’est inscrite dans tous les esprits et appartient désormais à l’imaginaire collectif.
Au-delà de ce mode d’activisme, identifies-tu d’autres leviers pour modifier notre rapport aux seins de manière générale ?
FEMEN a remis, avec ses actions topless, les luttes féministes sur le devant de la scène médiatique et politique. Nous incarnons d’autres modèles héroïques en nous appropriant des espaces inédits ou consacrés, en affichant notre autodérision, en incarnant des allégories ou des figures républicaines dépoussiérées, en interpellant ou en ridiculisant des personnalités politiques, mais aussi en incarnant nos propres problématiques face à une justice patriarcale.
Nos torses peints alimentent tous les discours haineux des intégrismes [2], mobilisent les consciences collectives, provoquent le débat et lèvent le voile sur les réactions conservatrices d’un système pour mieux les jeter, avec insolence, en pâture. Alors quel meilleur levier que de porter un amour inconditionnel à ce sein nu qui nourrit, pointe, dénonce, et fait enrager le patriarcat ?
[1] Une personne iconoclaste est une personne qui s’oppose à l’ordre établi, à la tradition.
[2] L’intégrisme est un conservatisme intransigeant envers une doctrine. (Source : Dictionnaire Larousse)