Nous utilisons plus d’une centaine d’objets par jour — certains d’apparence très simple et d’autres, plus techniques — tels que le téléphone, l’ordinateur, le vélo, la voiture, etc. Il s’agit d’objets, d’outils, de machines (au sens large du terme) qui ont évolué rapidement pour être constamment améliorés et être plus performants pour nous servir. Ils façonnent nos activités quotidiennes, qu’il s’agisse de communiquer avec nos proches, de cuisiner, se déplacer, se laver, se divertir en écoutant de la musique, en jouant, en lisant… Ces technologies, ces objets multiples présents autour de nous sont finalement peu interrogés : que savons-nous du rôle particulier que tiennent ces objets dans notre manière de vivre ? Comment ont-ils été développés ? Comment leur conception peut-elle avoir des conséquences sur les personnes qui les utilisent ?
Des technologies objectives ?
Les technologies sont des outils créés par l’humain dans des contextes sociétaux particuliers et donc, soumis aussi aux inégalités existantes, c’est-à-dire aux biais de genre, biais racistes ou validistes, dès leur conception. Par technologie, il faut comprendre l’ensemble des outils, des machines, des méthodes employé·e·s dans les domaines techniques principalement recouverts par les différentes branches de l’industrie, mais aussi par l’artisanat. Et ce secteur est similaire à d’autres secteurs tels que la médecine ou encore le sport, lorsqu’il s’agit des inégalités sociales et particulièrement celles produites par le patriarcat, c’est-à-dire des inégalités sournoises, moins flagrantes, mais aux conséquences bien réelles vécues par les femmes.
Pourtant, la technologie n’est ni neutre ni infaillible en soi. Elle est au service de notre perception du monde et de nos besoins humains. Notre manière de percevoir le monde qui nous entoure, nos désirs et nos besoins sont influencés par notre entourage, les lieux et l’époque dans lesquels nous évoluons et plus globalement, la société dans laquelle nous vivons c’est-à-dire les normes sociales, les pratiques socio-économiques, les stéréotypes, la langue utilisée, les pratiques culturelles, etc. Ces « influences » sont donc nos repères de base pour agir, pour penser, pour créer. Dans cette perspective, la technologie est la forme matérielle que nous donnons à nos idées. Autrement dit, elle est au service de nos idées (et donc pas tout à fait neutre dans son essence). De ce fait, ce sont avant tout des outils qui répondent à nos besoins ou traduisent notre perception du monde (d’hier, d’aujourd’hui ou de demain). Les technologies sont donc censées être au service des humain·e·s — ou du moins, de leurs créatrices·teurs – et ne sont par définition pas des objets neutres.
Rebekka Endler, autrice et journaliste indépendante allemande, explique que « notre conception des machines nous invite à penser qu’elles livrent des résultats fondés sur des faits et qu’elles sont quasiment infaillibles. Cette confiance inébranlable dans la technologie est sans doute à l’origine de nombreux accidents qui se sont produits avec les premiers systèmes de navigation, lorsque des voitures et leurs conducteurs tombaient de ponts en construction ou se jetaient dans les lacs parce qu’ils avaient suivi l’itinéraire indiqué par leur GPS. Nous retrouvons également cette confiance dans les capacités surhumaines de la machine lors de l’utilisation d’algorithmes »[1].
Au lieu d’étudier la physiologie féminine ou d’écouter les besoins des femmes, les industries choisissent la voie de la facilité : le marketing genré
Le développement technologique à l’épreuve du genre
Comme le souligne Robin Lemoine, journaliste « lorsqu’on met en place une nouvelle technologie, on décide de changer la société, et ces changements ont des conséquences importantes sur la vie des citoyen·ne·s, des habitant·e·s ou des travailleuses·eurs […]. Ce qu’on dénonce n’est pas les technologies en soi, mais les modalités de prises de décision, dans la conception »[2]. Dès lors, que se passe-t-il lorsque la majorité des concepteurs ont exactement le même profil, à savoir majoritairement masculin ? Innovation ou reproduction des inégalités ?
Dans notre société moderne, le patriarcat reste profondément enraciné, influençant non seulement nos interactions quotidiennes, mais aussi la manière dont sont conçus nos institutions, nos technologies et même nos objets. Ce système met en avant une vision du monde largement masculine, reléguant souvent les besoins et les perspectives des femmes et des minorités raciales, sociales et de genre au second plan.
Un exemple frappant est celui de Sheryl Sandberg, ancienne directrice générale de Facebook, qui n’a instauré des places de parking réservées aux femmes enceintes qu’une fois confrontée aux difficultés physiques de la grossesse. Cela illustre un problème fondamental : les hommes (et les humain·e·s en général) ne développent pas naturellement des solutions pour des problèmes qu’ils n’expérimentent pas. Ce biais s’étend également à la conception des objets et des technologies qui nous entourent. On parle ici de « biais masculin », car dans notre société, le masculin est encore considéré comme la norme standard qui façonne la manière dont sont pensées et développées les innovations.
Le manque de données spécifiques aux femmes
Caroline Criado Perez, dans son livre « Femmes invisibles », met en lumière une réalité troublante : le manque de données spécifiques aux femmes dans les études scientifiques contribue activement à reproduire des inégalités de genre. Historiquement, deux justifications principales ont été utilisées pour ignorer les spécificités féminines dans les recherches : traiter les femmes comme des hommes plus petits ou juger les corps féminins comme trop complexes à étudier. Un biais de genre se retrouve aussi dans les études de marché (ou études marketing), où les besoins des femmes sont souvent négligés et justifiés par un prétendu manque d’intérêt de leur part pour certains objets de consommation. Par exemple, l’absence de chaussures de football confortables de qualité et adaptées aux pieds des femmes découlerait de leur supposée faible participation à ce sport. Ce raisonnement crée un cercle vicieux où les femmes n’expriment pas d’intérêt pour des produits inadaptés à leurs besoins, ce qui justifie de ne pas en proposer. Ce biais se retrouve dans d’autres secteurs, comme l’agriculture, où des semences ont été développées en se basant uniquement sur les priorités masculines, ignorant que 79 % des travaux agricoles dans le monde sont effectués par des femmes [3]. Ces dernières, plus préoccupées par l’aspect pratique et la rapidité des tâches à réaliser plutôt que par le rendement, ont rejeté ces semences inadaptées à leur réalité. Au-délà d’une faible représentation des femmes dans le secteur des technologies, il existe un vrai problème de collecte de données sur les femmes qui explique ces inégalités.
Taxe rose et marketing genré
Au lieu d’étudier la physiologie féminine ou d’écouter les besoins des femmes, les industries choisissent la voie de la facilité : le marketing genré. Celui-ci
utilise des stéréotypes pour « attirer » les consommatrices à acheter leurs produits, en misant sur des couleurs pâles, des paillettes, des objets roses ou “mignons”. De surcroit, cette approche cache parfois des pratiques discriminatoires, comme la “taxe rose”. La taxe rose, c’est lorsque des produits identiques vendus aux hommes et aux femmes (par exemple, un rasoir bleu et un rasoir rose) sont vendus plus cher aux femmes. Pire encore, certains objets conçus pour les femmes sont « simplifiés » et de moindre qualité. Et lorsque les industries s’intéressent enfin spécifiquement aux femmes, c’est pour leur vendre des objets ménagers (aspirateur, robot cuisine, etc.), censés faciliter leur vie au quotidien. Or, ces objets augmentent en réalité les exigences : un robot de cuisine performant pousse à attendre des repas maison parfaitement maitrisés tous les jours, tandis qu’un aspirateur puissant impose une maison impeccable. Ce phénomène renforce les attentes envers les femmes, qui continuent de gérer la très grande majorité des tâches domestiques, aggravant leur charge mentale et physique.
L’innovation : une perspective féministe
Il est important d’intégrer une perspective de genre dans la conception des objets et des technologies qui façonnent notre quotidien. Les créatrices·teurs de produits, qu’elles·ils en soient conscient·e·s ou non, peuvent souvent porter des biais de genre et des stéréotypes. Cela renforce les rapports de domination entre les femmes et les hommes dans la société. En laissant le contrôle de la conception aux hommes uniquement — sans diversité dans les équipes de conception —, nous risquons de perpétuer les mécanismes du patriarcat, ce qui nuit non seulement aux femmes, mais aussi à l’ensemble de la société. Il est difficile de visibiliser ces biais de genre dans les objets du quotidien, conceptualisés par Rebekka Endler comme « le patriarcat des objets ». La difficulté principale réside dans le manque de données sur les femmes. En effet, cela constitue un obstacle majeur à la reconnaissance et à la résolution des problèmes spécifiques auxquels les femmes sont confrontées. Sans ces informations, il est difficile de faire comprendre l’existence de ces enjeux à celles et ceux qui ne les vivent pas directement. Dans cette perspective, le modèle du « masculin par défaut » échoue à répondre aux besoins réels de notre quotidien, d’assurer notre confort et notre sécurité. Ce
n’est pas à la moitié !). Il est temps de repenser notre approche en matière de développement technologique. Quel que soit l’objet, il doit être conçu pour répondre aux véritables besoins des femmes et des minorités. En intégrant ces perspectives dès le départ, nous pouvons créer un système qui profite réellement à tous ses usagèr·e·s, garantissant ainsi que chaque produit est véritablement performant et inclusif. Ces technologies ont été créées pour être utiles, alors… Autant
qu’elles atteignent complètement leur objectif, non ?
[1] ENDLER Rebekka, Le patriarcat des objets, éd. Dalva, 2021, p.123.
[2] LEMOINE Robin, « Technologies partout, démocratie nulle part. Interview », article Alter Echos n°487, octobre 2020, pp.54-56.
[3] CRIADO PEREZ Caroline, Femmes invisibles : comment le man que de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes, éd. First, 2020, pp.175-179.