Théâtre, musique, danse, cirque, cinéma, littérature, bande dessinée, arts plastiques… on ne cesse de louer le potentiel de la «Culture» pour développer l’esprit critique ou dénoncer les injustices. Pourtant, si ces différents secteurs faisaient leur examen de conscience, ils s’en trouveraient bien moins exemplaires. Des initiatives se mettent en place pour chiffrer et relater les inégalités de genre et les comportements sexistes traversant ces milieux. Quels sont les impacts que ces fonctionnements peuvent avoir sur la culture et sur ses protagonistes? Coup de projecteur sur l’envers des décors.

Une œuvre culturelle est le produit de l’action d’une multitude d’intervenant·e·s. Les films, les livres, les pièces de théâtre ou les spectacles existent grâce aux divers métiers, parfois « de l’ombre », nécessaires à leur aboutissement. Dessinatrices·teurs, scénaristes, productrices·teurs, réalisatrices·teurs, comédien·ne·s, acrobates, directrices·teurs de compagnie, conseils d’administration, technicien·ne·s son et lumière, metteuses·eurs en scène, créatrices·teurs de costumes, maquilleuses·eurs, assistant·e·s de production, assistant·e·s administratives·tifs donnent vie, chacun·e à leur niveau, à une kyrielle d’œuvres et d’activités que l’on englobe sous le mot « culture ». Si nous avons volontairement mis l’accent sur les dénominations féminines et masculines de ces professions, la réalité n’est pas aussi inclusive.

Observer et compter pour mieux révéler les inégalités

Trouver les chiffres de la répartition femmes-hommes dans ces domaines n’est pas une mince affaire. Il n’existe pas de base de données officielle en Belgique et peu d’études sont menées à petite ou grande échelle. La récolte de chiffres se fait parfois à l’initiative de collectifs de professionnel·le·s issu·e·s de ces secteurs, qui cherchent à objectiver les inégalités vécues au quotidien.

C’est le cas de la compagnie de théâtre Écarlate la Cie. Celle-ci a initié le projet La Deuxième Scène pour mettre en lumière les inégalités de droits et de pratiques entre les femmes et les hommes dans le secteur des arts de la scène, à l’exception de la sphère musicale. Ainsi, en 2019, la compagnie a fait appel à l’Université de Liège pour récolter des données chiffrées sur les postes à responsabilités, les formations, les subventions, les programmations des opératrices·teurs culturel·le·s en arts de la scène, avec le critère du genre en guise de fil rouge.

Les résultats montrent une ségrégation verticale (accès inégalitaire aux plus hauts postes dans les structures) et horizontale (accès déséquilibré à l’ensemble des études ou des métiers). Bien qu’elles tendent à se réduire au fil des années, ces ségrégations restent malgré tout fort présentes et génératrices d’inégalités . On notera par exemple que les conseils d’administration majoritairement constitués par des femmes sont les plus présents dans le secteur du Théâtre professionnel Enfance et Jeunesse. Doit-on s’en étonner ? Pas vraiment quand on sait à quel point la société attend des femmes une attitude bienveillante et éducative vis-à-vis des enfants.

À l’inverse, les femmes sont moins présentes dans les conseils d’administration des secteurs du Cirque, arts forains et de la rue, du secteur de la danse et du secteur du théâtre pro et semi-pro adultes. Dans ce dernier, on constate également que les postes de direction générale ou artistique sont moins souvent attribués aux femmes et, quand c’est le cas, elles reçoivent moins souvent de subventions que les hommes. Quand elles enseignent dans les écoles d’art, c’est plus souvent à des postes temporaires et pour des cours ne représentant pas beaucoup d’heures.

Répartition dans les métiers selon les stéréotypes classiques

La Chaufferie — Acte 1 a complété l’étude de l’Université de Liège en se penchant sur les programmations de plusieurs salles de spectacles en Wallonie, deux années de suite. Cette analyse montre notamment que, sur ces deux dernières années, les hommes ont été majoritaires à la création des contenus, à la mise en scène, à la création son et lumière, à la direction technique des œuvres produites et diffusées. Les femmes, quant à elles, ont été majoritaires à la création des costumes et comme assistantes. La distribution des rôles entre comédiennes et comédiens ainsi que la chorégraphie des œuvres constituaient les postes avec la répartition la plus équilibrée.

Ces constats sont-ils semblables dans d’autres domaines de la culture ? La plateforme Scivias s’est attelée à mesurer la place des musiciennes et professionnelles de la musique en Fédération Wallonie-Bruxelles, parmi la trentaine de structures signataires du projet. Les hommes sont majoritaires dans les postes de direction et de programmation (choix des groupes/artistes mis·e·s à l’affiche d’un lieu ou d’un évènement) ainsi que dans les métiers techniques. Les femmes sont surreprésentées au niveau de l’accueil/ billetterie et de la gestion du bar/de la restauration.

Autrement dit, aux hommes les postes de pouvoir et la technique, comme s’ils étaient « naturellement » plus doués pour décider et maîtriser les outils. Aux femmes, les postes davantage relationnels comme si elles étaient « naturellement » plus aptes à communiquer ou à se mettre au service des autres. Or, nous savons que cela n’a rien de naturel. Ce sont l’éducation reçue, les personnes côtoyées, les expériences vécues, les représentations véhiculées qui vont influencer notre manière d’être femme, homme ou de tout autre genre.

Le monde du cinéma n’est pas non plus très progressiste en matière d’égalité des genres. Sur dix éditions de la remise des prix des Magritte du cinéma, aucune femme n’a été élue comme meilleure réalisatrice. La proportion de femmes ayant été distinguées lors des Césars en France ou des Oscars aux USA est à peine plus élevée. Comment pourrait-il en être autrement dans un milieu où les inégalités se marquent dès les bancs de l’école ? Le collectif belge Paye ton tournage l’exprime en ces mots : « Nos profs sont de vieux hommes de plus de 60 ans, il y a très peu de femmes. On n’a pas de modèle de référence, ni parmi les enseignants, ni parmi les films que l’on étudie, c’est comme s’il n’y avait pas de femmes dans le cinéma ».

La censure sociale en premier rôle

Certain·e·s personnes diront que s’il n’y a pas de femmes dans les métiers culturels, c’est parce qu’elles sont peu nombreuses à s’y intéresser ou à être motivées pour y exercer. Est-ce bien vrai ? Pas si l’on en croit les chiffres des inscriptions dans les différentes écoles où les étudiantes sont autant, voire parfois plus présentes que les étudiants [1]. Pourquoi la tendance s’inverse-t-elle à l’entrée dans le monde professionnel ? Pourquoi les femmes quittent-elles ces milieux ? Oserions-nous plutôt dire : « pourquoi et comment les femmes sont-elles poussées vers la sortie » ? Des dynamiques d’exclusion, conscientes ou non et relevant du patriarcat, sont à l’œuvre dans ces milieux ; nous en avons déjà mentionnées certaines dans les paragraphes précédents : plafond de verre, subventions moindre , discriminations par rapport à la maternité, doute sur les compétences des femmes, entre-soi masculin, stéréotypes de genre tenaces, chantage sexuel, maltraitances physiques et verbales, etc.

S’il existe des statistiques sur les inégalités salariales, de subvention ou d’accès aux métiers et postes de pouvoir, le sexisme ambiant ainsi que les maltraitances physiques et verbales sont, quant à elles, davantage perceptibles au travers de témoignages. Les collectifs Paye ton tournage, Paye ton rôle ou encore Paye ta note rassemblent sur internet des témoignages pour visibiliser et dénoncer les discriminations et violences faites aux femmes dans les domaines du cinéma, du théâtre et de la musique.

Extraits choisis :

  • Un membre du jury (41 ans) s’adressant à une musicienne (16 ans), la veille d’un concours : « Si tu me rejoins dans ma chambre ce soir, je te garantis une place au second tour », lu sur Paye ta note.
  • Un régisseur à des actrices : « Bon, on la tourne quand votre scène de cul ? J’ai quand même accepté ce projet pour voir ça moi », lu sur Paye ton tournage.
  • « Un comédien que je connaissais depuis 1 jour m’a claqué les fesses en coulisse de manière salace alors que j’étais habillée en soubrette pour le rôle. 10 secondes plus tard, j’entrais sur le plateau encore choquée de ce qu’il venait de se passer. Sa seule explication a été : «oh ça va, faut pas être coincée, c’était pour rire’’ », lu sur Paye ton rôle.

Une mécanique bien huilée

Les chiffres et témoignages énoncés montrent toute la prégnance du patriarcat enraciné dans le monde de la culture, organisé par et en faveur des hommes blancs, hétéros, cisgenres [2], valides, de plus de 50 ans. Si cette organisation est aussi solide et pérenne, c’est parce que ceux qui en bénéficient ont tout intérêt à la voir perdurer. Elle leur apporte des privilèges, c’est-à-dire des avantages pour évoluer dans leur vie personnelle et professionnelle.

Cette position de privilégié s’opère grâce à l’oppression d’autres catégories de la population comme les femmes, les personnes racisées, les personnes en situation de handicap, les personnes LGBTQIA+ ou les personnes qui cumulent plusieurs de ces discriminations. Les privilégiés [3] du système occupent les postes stratégiques (là où se prennent tous types de décisions). Ils créent/programment/soutiennent des œuvres qui leur ressemblent et vont dans leur sens. Ils ignorent ou tiennent des propos méprisants à l’égard des dominé·e·s, menacent ou jettent le discrédit sur celles et ceux qui dénoncent les injustices du milieu. Minimiser ou taire les propos de celles et ceux qui osent parler, tout comme ne pas reconnaitre l’existence des privilèges, permet de maintenir les tabous et les comportements problématiques, donc in fine de laisser les inégalités prospérer.

Une conscience féministe nécessaire

Diverses pistes peuvent permettre un renversement de ces mécanismes de domination. Promouvoir et renforcer, par un système de quotas ou non, la diversité des profils dans les différentes sphères de la culture est essentiel. Cette diversité serait le juste reflet de toutes les composantes de la société. Elle est également capitale pour changer les pratiques professionnelles et insuffler de nouveaux contenus culturels luttant contre les inégalités de genre, de race [4], de classe, d’apparence physique, etc.

Cependant, augmenter la présence des femmes à tous les niveaux n’est pas un gage de réussite absolue. Un conseil d’administration peut être paritaire, mais continuer à répartir les tâches de façon stéréotypée (les femmes à la prise de notes, la préparation du café, la gestion des conflits). Il peut y avoir des réunions où les membres masculins interrompent ou monopolisent la parole ou tiennent des propos sexistes envers les administratrices.

C’est le développement, par toutes et tous, d’une conscience féministe intersectionnelle qui fera réellement avancer les choses. Une mobilisation fondamentale pour analyser les mécanismes des discriminations cumulées, leurs ramifications et les actions à mener pour les combattre [5]. C’est ouvrir les yeux et la bouche et ne plus jamais les fermer.

Les Journées du Matrimoine

Quelles femmes ont contribué au développement architectural et artistique de nos villes ? Comment l’ont-elles fait ? Pour répondre à ces questions, depuis quelques années, la Ville de Paris a initié le concept des Journées du Matrimoine, en marge des traditionnelles journées du patrimoine. Plusieurs villes belges comme Bruxelles et Liège ont par la suite rejoint le mouvement. Chaque année, le temps d’un week-end, ces villes organisent diverses activités. Des conférences et visites guidées sont organisées pour mettre en lumière le nom et l’histoire de ces femmes qui ont été déterminantes d’un point de vue architectural, sculptural, social, mais aussi artistique, politique et féministe. À Bruxelles, ces journées ont été mises en place par la Plateforme L’architecture qui dégenre et l’ASBL L’ilot — Sortir du sans-abrisme.

[1] Voir les deux enquêtes mentionnées précédemment.

[2] Qui s’identifient au genre qui leur a été assigné à la naissance.

[3] Nous avons volontairement laissé ce terme au masculin en référence aux hommes blancs, cisgenres et hétérosexuels.

[4] Si les Sciences sociales ont préféré contourner le terme « race » pour préférer parler de « culture », de « groupe ethnique » ou encore d’« origine », plusieurs chercheuses·eurs et militant·e·s anti-racistes optent pour réhabiliter le terme. Si les fondements biologiques de la race n’ont aucun sens, cette notion permet néanmoins de penser les dimensions socio-politiques du racisme.

[5] À l’image par exemple du collectif F(s), du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme ou du mouvement Les Tenaces.

Autrice
AutriceLaudine Lahaye