Afin de voir l’espace public sous le prisme des discriminations raciales et de l’empreinte coloniale qui parcourt notre pays, nous avons rencontré Stéphanie Ngalula, responsable de la Cellule afro-féminine du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD). Outre l’organisation de débats, de conférences, d’ateliers d’animation et de formation, le CMCLD propose des visites guidées de décolonisation où il présente la face cachée de l’histoire coloniale belge dans nos rues.
Pouvez-vous me présenter le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations (CMCLD) ?
Le CMCLD est un regroupement d’associations africaines de Belgique né en 2012. Les deux axes fondateurs sont, d’une part, la mémoire coloniale (l’histoire de la colonisation belge et de la colonisation de manière générale) et, d’autre part, la lutte contre les discriminations. Les deux parties sont liées : les discriminations ou les stéréotypes qui sont afférents à une certaine partie de la population sont les résultantes du processus colonial. Nous sommes des héritères/ers de l’histoire coloniale. Pourtant, à l’heure actuelle, cette histoire n’est pas enseignée de manière obligatoire dans le système scolaire. Le fait de ne pas la connaître nous empêche d’aborder la situation actuelle avec les outils nécessaires pour la comprendre dans sa complexité. Certaines personnes nous répondent que « c’est du passé, et que revenir sur tout ça n’est pas nécessaire ». Pourtant, nombreux sont les cas illustrant que ce que l’on désigne comme le passé est tout sauf révolu. L’été dernier lors du festival Pukkelpop, des jeunes femmes noires ont été harcelées par des jeunes hommes scandant des chants coloniaux : « Coupons des mains, le Congo est à nous ». Preuve que nous sommes dépositaires de l’héritage colonial quelle que soit notre génération. Le cas Cécile Djunga [présentatrice météo à la RTBF et humoriste victime de harcèlement raciste] illustre la manière dont la lutte contre les discriminations est abordée. Après les attaques qu’elle avait subies, la RTBF a organisé une émission À votre avis ? sur le racisme. Les 4 personnes présentes étaient toutes blanches, et pour la plupart des hommes. Les principales personnes touchées par la question n’étaient donc pas autour de la table mais dans le public. Il y a pourtant d’autres politiciennes racisées qui dénoncent la banalisation du racisme et réclament une tolérance zéro comme Gisèle Mandaila ou encore Nadia El Yousfi. Il y a un problème et qui vient le résoudre ? Les non concerné-e-s : la narration (la possibilité de s’exprimer) leur est retirée. C’est donc faux de faire croire aux gens que ces idées et autres actes [racistes] sont derrière nous. Au contraire, ça se produit tous les jours. L’une des missions du CMCLD, c’est de restaurer une mémoire coloniale la plus exhaustive possible et sans falsifications historiques. Les avantages que l’on a en Occident sont bâtis dans la relation de domination que l’on a entreprise avec les pays du Sud. L’espace public est porteur des stigmates de l’époque coloniale. On prend des bus, on marche dans des rues qui sont nommées d’après les acteurs importants de l’époque coloniale et ça, sans même le savoir. Par exemple, le bus Wiener ou encore la rue des Vétérans coloniaux sont porteurs de l’époque coloniale.
Justement, parlez-nous de vos visites décoloniales. En quoi consistent-elles ?
Ce sont des visites guidées de l’espace public. On est à 10 parcours à Bruxelles sur les différentes communes. L’intérêt des visites décoloniales c’est de pouvoir permettre aux gens de s’approprier l’histoire de leur ville et de se rendre compte à quel point nous avons mis en évidence des personnes peu glorieuses de l’histoire de notre pays sans que cela ne choque personne. C’est en plus très sexiste. Dans près de 95 % des cas, ce sont des hommes. Cela pose la question de la place actuelle des femmes dans l’espace public et des femmes racisées en particulier.
Lors de ces visites y a-t-il un focus « genre » ?
Oui. Une idée répandue est qu’avant la colonisation, le statut de la femme dite colonisée était très précaire par rapport à l’égalité femme/homme alors qu’il était parfois plus enviable. Nombreuses de ces sociétés étaient basées sur le système matriarcal dans lequel certaines fonctions sociétales et honorifiques étaient occupées uniquement par les femmes. Il y a eu un recul apporté par l’époque coloniale quant à la condition de la femme africaine. On met aussi en avant qu’une minorité criante de rues porte des noms féminins. C’est encore pire pour les femmes noires ! À l’heure actuelle, il serait pourtant normal que certaines rues portent le nom de femmes récipiendaires de prix Nobel à l’instar du Dr Wangari Muta Maathai (qui a pris à bras le corps le défi environnemental il y a plus de 25 ans) ou encore l’autrice Toni Morrison. Cela nous amène à la question de l’intersectionnalité. Bien souvent, les femmes racisées ne se retrouvent pas dans ce qu’on appelle le féminisme traditionnel. On nous ressort des discours du genre « on est toutes des femmes ». Malheureusement, le patriarcat et le sexisme ne sont pas les seules formes d’oppression que je subis. Cette hiérarchisation des luttes est inacceptable et nuit à l’émancipation des femmes racisées. La domination, c’est de dire « il n’est pas important maintenant de parler des problèmes spécifiques aux femmes racisées, car le plus important c’est d’abord les femmes de manière générale ».
Les femmes racisées ont-elles une expérience particulière de l’espace public ?
En termes de représentation, elles ne sont bien souvent pas inscrites dans le patrimoine public. On passe régulièrement sous silence certains aspects de notre histoire, c’est une autre forme de violence. Par exemple, on ne met pas en avant la personne qui a lancé le phénomène #MeToo il y a déjà 10 ans : l’Afro-Américaine Tarana Burke. On écarte, à chaque fois, une partie de l’histoire. Quand les personnes noires sont mises en avant, c’est toujours sous un prisme bien défini. Par exemple, dans des publicités d’ONG qui enlèvent toute dignité. Quand on voit des gens noirs dans l’espace public, c’est sous un angle misérabiliste : « Elles/ils ont besoin de nous, sans nous que feraient-elles/ils ? » Quand les femmes afrodescendantes sont représentées, c’est de manière hypersexualisée. Il s’agit là encore d’un héritage de l’époque coloniale. Auparavant, le rapport à la sexualité était tabou. Et quand certaines populations ont été mises en contact avec le rapport sexuel, ce fut au travers de femmes noires exposées seins nus. Donc dans l’imaginaire collectif, il y a encore l’idée que la femme noire ou afrodescendante est très sexuelle. Elle est pensée comme non vertueuse et dont le corps est à disposition de tout un chacun. Elle est associée à la luxure, quasi toujours dépeinte comme avenante, sauvage et féline.
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