Juin 2022. L’actrice Amber Heard est accusée de diffamation contre Johnny Depp. En 2018, Amber Heard avait rédigé un article où elle expliquait qu’elle était victime de violences conjugales, sans citer de nom. Johnny Depp estime que cet article a ruiné sa carrière et sort «grand gagnant» du procès ultra médiatisé [1] pour diffamation qui en découle. Des deux côtés, les preuves témoignent de comportements toxiques/violents. Pourtant, beaucoup de personnes se sont rangées du côté de Johnny Depp et le décrivent comme victime d’une machination. Sur les réseaux et dans les médias, Amber Heard est moquée, présentée comme une manipulatrice froide tandis que les #JusticeforJohnny et #FreeJohnny pullulent. Comment expliquer ce phénomène? Liste de pistes non exhaustive pour tenter de comprendre.
L’effet de halo
Force est de constater qu’il est parfois difficile de prendre une distance critique vis-à-vis d’une personne. Ce biais cognitif s’appelle l’effet de halo. Il s’agit d’une généralisation positive ou négative d’une personne sur base d’un seul critère.
Ce biais entretient l’idée qu’une personne à priori séduisante, bienveillante et/ou sympathique sur nos écrans ou dans notre inconscient collectif, comme par exemple Johnny Depp, ne peut pas être une mauvaise personne dans la réalité.
Comme l’explique la journaliste Maïa Mazaurette dans le cadre du procès d’Amber Heard « Le regard du public a sans doute été influencé par une sensation de proximité avec un acteur qui est populaire depuis longtemps, qui a souvent joué dans des films cultes de notre enfance. À l’inverse, Amber Heard n’est pas une actrice puissante d’Hollywood, elle n’a pas pu s’appuyer sur un tel capital de sympathie » .
Le victim blaming
Comme l’explique Maïa Mazaurette « On a toutes et tous hérité d’un imaginaire caricatural de la violence […][dans lequel] les victimes sont faibles et irréprochables. On peut être victime alors qu’on a pris des risques. On peut être victime et être coupable en même temps. »
Dans le cas du procès Depp-Heard, Amber Heard ne fait donc pas figure de « victime idéale ». Elle est elle-même accusée de violences et n’apparaît pas comme fragile ou sympathique auprès du public.
Dans les affaires de violences, ce qu’on appelle victim blaming (le fait de considérer une victime comme partiellement responsable de son agression) est un phénomène récurrent. Selon une enquête sur le viol menée par Amnesty International « 1 homme sur 2 estime qu’une victime peut-être en partie responsable de son agression ». Comme l’explique Marine Spaak sur son blog Dans mon tiroir, plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène. Tout d’abord, le fait de croire la victime responsable nous permet de rétablir une sensation de contrôle et de considérer que ce phénomène ne nous arrivera pas à nous. Ensuite, un autre biais cognitif nous pousse à croire que les bonnes choses arrivent aux bonnes personnes et les mauvaises aux mauvaises. Nous aurons alors tendance à croire que la victime s’est mal comportée, ce qui expliquerait pourquoi elle a subi de mauvaises choses .
L’idée reçue selon laquelle l’agresseur serait un inconnu joue également un rôle important. Il est essentiel de rappeler que la très grande majorité des actes de violences envers les femmes sont commis par des personnes du cercle intime (conjoint, ami…). Lorsqu’un proche est accusé dans un cercle de connaissance, minimiser le témoignage de la victime ou défendre l’agresseur permet de réduire une certaine dissonance cognitive entre l’image que l’on se fait de l’agresseur type et des personnes que l’on connait depuis longtemps . Un schéma similaire est associé aux personnalités publiques.
Un traitement médiatique sexiste
Ce victim blaming est également le fait de stéréotypes sexistes. Nous vivons dans une société pensée par et pour les hommes. Ce patriarcat est visible dans toutes les sphères de notre société, de la plus intime à la plus médiatisée. L’univers des médias est justement très inégalitaire et les hommes y sont largement surreprésentés, notamment dans les postes à responsabilités. Cet entre-soi masculin très normé offre un environnement hostile aux personnes qui ne rentrent pas dans ce cadre (les femmes, personnes racisées, LGBTQIA+…) et encourage divers rapports de dominations et de dépréciations dans un univers de (presque) impunité. Les femmes, souvent isolées, sont donc souvent contraintes au silence (ou à reproduire certains schémas d’oppression pour mieux se fondre dans cet entre-soi). Par ailleurs, les stéréotypes de genre et les représentations culturelles entretiennent également l’idée que les femmes sont vicieuses, manipulatrices et qu’elles accuseraient les coupables par vengeance ou pour attirer l’attention . Ces différents stéréotypes sont très présents dans le traitement de l’affaire Heard — Depp, que ce soit dans le choix des visuels utilisés pour illustrer les articles, le vocabulaire employé, les angles éditoriaux exprimés.
Une responsabilité sociétale et collective
Les médias peuvent être vecteurs de progressisme, mais ils se font généralement les témoins d’inégalités sociales et de genre particulièrement persistantes. De plus, le développement des réseaux sociaux et de productions de contenus en continu favorisent une forme « d’infobésité ». Cette dernière encourage les médias à s’inscrire dans une urgence de transmission d’information et de tabloïdisation [2] des contenus médiatiques pour susciter l’engouement du public. Piégé·e·s par nos biais cognitifs et nos stéréotypes dans un monde qui va trop vite, notre perception de certaines réalités peut s’en retrouver biaisée.
Qu’ils soient classiques ou numériques, les médias représentent une composante à part entière de notre espace public. Pourtant les femmes, les personnes racisées [3] et d’autres personnes non identifiées comme faisant partie d’une « norme », sont écartées, invisibilisées voire décrédibilisées de cet espace public. Cet entre-soi permet à des groupes dominants d’investir les réseaux afin d’y propager la haine et d’y banaliser des propos misogynes.
Une première piste de solution pourrait donc être de favoriser l’appropriation de ces espaces par ces personnes, dans les médias traditionnels et sur le web. Offrir à ces environnements une diversité de points de vue permettrait de réduire les stéréotypes et d’offrir des contenus plus inclusifs et réalistes.
Enfin, ne confondons pas éthique et objectivité. Même si nos propos sont le reflet de notre individualité, il est essentiel de réfléchir aux contenus que nous produisons et relayons. L’exemple précis de ce procès nous permet de prendre conscience que les médias sont empreints de nombreuses représentations et stéréotypes qu’il est important d’identifier et de déconstruire, notamment au travers de l’éducation aux médias.
[1] Les deux ont été accusés de diffamation. Johnny Depp doit 2 millions de dollars de dommages et intérêts à Amber Heard et cette dernière doit reverser 10 millions à son ex-mari.
[2] La tabloïdisation est la tendance qu’ont certains médias à s’inspirer des stratégies, contenus et méthodes des tabloïds pour leurs propres contenus.
[3] Le terme « racisé·e » fait référence à une personne qui a subi une racialisation, c’est-à-dire qu’elle a reçu des caractéristiques spécifiques en raison de son appartenance (réelle ou supposée) à un groupe perçu comme « autre » ou « étranger » (noir·e·s, arabes, roms, asiatiques, musulman·e·s, etc.).