« Qui prend soin des nouveau-nés, s’occupe des enfants et des personnes âgées, opte pour les métiers de service à la personne? Des femmes. Qui, entre une activité professionnelle et des tâches domestiques et familiales, accomplit une double journée de travail? Encore des femmes. Qui entreprend des démarches de réinsertion sociale, fait des courses, accompagne? Toujours des femmes . »
Cet extrait issu de la quatrième de couverture d’un essai de la philosophe Fabienne Brugère met en lumière les inégalités qui existent encore aujourd’hui dans ce qu’on appelle le care [1] . Pourquoi les femmes sont-elles encore et toujours affectées à ces tâches ? Quelles conséquences ? Et surtout comment rééquilibrer la situation ? Nous tenterons de trouver des pistes de réponses dans cet article.
De la maternité au maternage…
Au fil des siècles, et en particulier pendant le 18e, les rôles assignés à chaque sexe se sont rigidifiés. Comme elles donnaient la vie, les femmes se sont vues attribuer par extension les soins aux nouveau-né.es et aux petits-enfants, l’éducation, la vie de famille et l’entretien de la maison. La maternité s’est alors confondue avec les tâches de maternage et la figure de la mère est devenue la représentation parfaite du care. Les femmes étant alors toutes perçues comme des mères potentielles, l’imaginaire collectif les a considérées comme naturellement plus compétentes lorsqu’il s’agissait de prendre soin.
Aujourd’hui, même si les femmes ont largement intégré la sphère professionnelle, elles restent coincées dans ces rôles. Une étude américaine montre ainsi que les femmes adultes sont plus attirées par les métiers qui requièrent de l’altruisme et permettent une vie de famille alors que les hommes choisiront plus des métiers qui apportent du pouvoir et un revenu important. Par ailleurs, les fonctions qui consistent à satisfaire les besoins d’autrui (professions liées au soin et/ou au service) sont aujourd’hui principalement occupées par des femmes.
La place de l’éducation
Ce déséquilibre est principalement dû à l’éducation et à la socialisation. La chercheuse Marie Bruyer expliquait qu’encore aujourd’hui, « l’éducation différenciée, la répartition des rôles entre filles et garçons, leur hiérarchisation, nous enseigne que ce sont les femmes qui ont « à faire » avec le soin à l’autre, avec la sollicitude ». Les jeunes garçons, quant à eux, ne sont pas préparés à exercer ce type de tâches ou de professions. Au contraire… Toujours selon la chercheuse, « la question n’est plus de nous demander comment nous acquérons la capacité de nous soucier de l’autre, mais plutôt comment nous perdons cette capacité ». Elle explique que tous les jeunes enfants ont la capacité de se soucier de l’autre, mais que cette capacité est entretenue chez les filles alors qu’elle est négligée chez les garçons.
Pas toutes égales face au care…
Vous l’aurez compris, face au travail du care, hommes et femmes ne sont pas égaux. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter à ce constat. En effet, il est important de comprendre que lorsqu’il s’agit de prendre soin des autres, les femmes sont loin d’être égales entre elles. C’est ce qu’explique notamment une recherche-action de l’association belge Femmes & Santé : « les mécanismes de domination sont spécifiques selon le genre (patriarcat), mais aussi selon le contexte politique et économique (capitalisme) et selon l’appartenance ethnique (racisme). Ainsi, être femme, d’origine étrangère et avec un revenu socioéconomique faible renforce l’assignation au care et une répartition inégale des rôles ». Il existe donc une division du travail de soin entre les femmes. Celle-ci devient un enjeu de fond pour les féminismes d’aujourd’hui. En effet, elle soulève l’un des paradoxes de l’égalité : pour obtenir une égalité professionnelle avec les hommes, certaines femmes exploitent d’autres femmes. On observe aujourd’hui que lorsqu’une femme doit moins prendre en charge les tâches les plus décourageantes liées au care, ce n’est pas parce que celles-ci sont mieux réparties entre femmes et hommes (dans le couple par exemple), mais bien parce qu’elle les délègue à d’autres femmes. Cela lui permet ensuite de dégager du temps pour être active dans des sphères plus valorisées socialement.
La dévalorisation du care
La question se pose alors, pourquoi les métiers liés au care sont-ils si dévalorisés et précarisés aujourd’hui ? Le problème se situe en grande partie dans la vision capitaliste et libérale de notre société. Étant donné que celle-ci ne peut envisager le fait de prendre soin des autres en terme de productivité, cela n’a aucune valeur pour elle. Le care est alors perçu comme une qualité présente chez certaines personnes, mais surtout comme une corvée. Corvée de laquelle on peut être dispensé-e si l’on dispose d’assez de moyens. Par ailleurs, dans nos sociétés occidentales, une séparation stricte s’est créée entre, d’une part, la sphère publique largement occupée par les hommes et valorisée socialement et, d’autre part, la sphère privée ou domestique, plus largement associée aux femmes où le travail est moins visibilisé. En effet, en associant systématiquement l’aspect domestique à quelque chose d’émotionnel ou de personnel, le travail qu’il implique est considéré comme naturel. On le fait parce que ce sont des gens qu’on aime ou parce qu’on développe une relation affective avec les personnes. Difficile alors de reconnaître qu’il s’agit d’un travail à part entière et encore moins d’un travail difficile.
Cela nous ferait presque oublier l’importance du care dans la société humaine. Et pourtant, les moments où nous avons besoin des autres sont nombreux : enfance, adolescence, maladies, accidents, grossesse, vieillesse… Sans le soin à l’autre, la société humaine s’effondrerait très vite. Il est donc primordial de le revaloriser. Cela passera notamment par une meilleure rémunération des emplois liés au care et plus de moyens dans ce secteur. Comme le disait Joan Tronto dans une interview pour Axelle Mag : « Les initiatives locales nous montrent que ça marche. Donner au care autant de valeur qu’à la production. Changer les règles économiques de distribution des salaires. Pourquoi est-ce qu’une femme de ménage devrait être moins payée qu’un trader ? Il faut rendre l’économie éthique ».
[1] Terme anglo-saxon qui désigne d’une part la sensibilité que l’on peut avoir envers les besoins des autres, et d’autre part, l’action de prendre en charge ces besoins.