Cet article met en avant trois témoignages spécifiques reçus via notre appel lancé sur les réseaux sociaux. Les trois récits ont en commun de montrer comment la grossesse et l’allaitement peuvent changer le rapport qu’ont les femmes cis et trans avec leur poitrine [1]. Des sentiments parfois ambivalents sont exprimés. Dans une société où le corps post-accouchement est encore tabou, libérer la parole peut avoir un effet bénéfique!

Aline. [2]

« Je n’ai pas une très grosse poitrine, elle s’est développée vers 14 ans, mais a vite arrêté de grandir. Ça ne m’a jamais pesé d’avoir de petits seins. Quand je suis tombée enceinte, j’ai vraiment vu l’évolution. Mes mamelons ont grossi et lorsqu’il faisait froid, j’avais super mal. Je savais qu’ils allaient changer, mais j’étais contente d’avoir été prévenue.

Avec l’allaitement, mon corps a repris sa forme initiale, mais pas mes seins. Je ne profite plus [d’eux] comme avant. C’était une partie importante de mon corps lors de rapports sexuels, mais ce n’est plus du tout agréable maintenant, sûrement parce qu’ils sont très fortement stimulés avec l’allaitement. Là encore, j’avais été prévenue. J’espère qu’ils vont redevenir comme avant.

Je suis super fière de voir comment mon corps s’est adapté, de mes seins et d’allaiter. La forme du mamelon s’est adaptée pour que ma fille puisse le prendre en bouche. C’est fou ! »

Victoire.

« J’ai 29 ans, je suis une femme transgenre. J’ai commencé ma transition il y a 11 ans. J’ai longtemps souffert de ne pas avoir de seins. À la puberté, ma sœur jumelle a vu sa poitrine se développer et j’attendais que la mienne change aussi. Pour moi, la poitrine représentait un symbole de la féminité. Quand j’ai commencé un traitement hormonal à 18 ans, j’attendais vraiment la pousse de mes seins. Comme j’ai commencé le traitement assez jeune, ma poitrine a poussé assez rapidement. J’ai senti le regard des gens changer à partir du moment où j’ai commencé à avoir une poitrine apparente.

J’ai une fille — avec mon mari — née par GPA au Canada. On nous a proposé un protocole pour que je puisse allaiter ma fille dès sa naissance. Ça a été un vrai bonheur, un moment extraordinaire, car je n’avais pas pu porter ma fille. Ça a un peu effacé tout ce que ma poitrine avait représenté avant. Ça a créé un lien important entre nous deux.

Au début de ma transition, les seins sont devenus ce que j’avais de plus précieux, je faisais tout pour les mettre en valeur, notamment au travers du port de soutien-gorge. En devenant maman, je les vois beaucoup moins comme un moyen de séduction, même si ça reste quelque chose d’important dans mon intimité. Depuis le confinement, je porte beaucoup moins de soutiens-gorge. Cet aspect-là d’érotisation de mes seins disparaît progressivement ».

Juliette.

« J’ai une super relation avec les seins ! Ou plutôt j’avais. Une poitrine que j’aimais, que je trouvais belle et avec laquelle j’étais très à l’aise. Sans et avec soutif, sans ou avec vêtements, qu’on voit mes tétons par transparence ou pas. Deux grossesses et deux allaitements plus tard, dont un en cours, j’ai un rapport bien différent aujourd’hui.

J’ai adoré mon premier allaitement de 16 mois et la relation qui tournait autour de ma fille, le lait, mes seins. Cela compensait amplement le fait que ma poitrine soit devenue ce qu’elle était. En plus, je produisais plein de lait : le pragmatisme et l’utilitarisme l’emportaient sur l’esthétisme. Donc j’acceptais assez bien les vergetures, le manque de remplissage « effet gant de toilette » , le sein droit plus gros que le gauche.

Mais là, mon 2e allaitement est plus compliqué. 7 mois et ça ne s’améliore que peu. Du coup, j’ai nettement plus de mal à accepter d’avoir perdu mes si jolis seins. Bien sûr, c’est lié à toute mon image corporelle qui s’est transformée et que je n’assume pas encore. Les kilos et les formes vont encore bouger, je le sais. Mais mes seins, il faudra bien que je m’y fasse, ils resteront marqués ».

Amour & désamour

Les trois témoignages relatent une forme d’émerveillement et de satisfaction vis-à-vis de la capacité d’adaptation du corps en vue de l’allaitement. Ces personnes sont fières de voir comment leur poitrine s’est adaptée à de nouveaux besoins. Dans ce contexte, le corps humain semble doté d’un pouvoir un peu « magique » et autonome qui fascine.

Toutefois, lorsque l’apparence ou la sensibilité des seins se modifie temporairement, voire définitivement, l’évolution n’est pas toujours facile à accepter. Seule devant le miroir ou face à autrui (dans l’intimité de la chambre ; en consultation médicale), cette poitrine différente peut être complexe à apprivoiser. Si l’on en croit les magazines, les séries, les films ou les photos de stars sur les réseaux sociaux, il faudrait avoir retrouvé son corps « d’avant grossesse » en quelques jours, juste après la naissance, et paraître accomplies de la tête aux pieds, comme si rien ne s’était passé.

« Cachez ces traces que je ne saurais voir »

Pourquoi masquer à tout prix les traces de la grossesse et de l’allaitement ? Pourquoi une telle absence de représentations courantes ? Comment expliquer ce tabou ? Ce qui fait peur et engendre silences et injonctions, c’est « tout ce qui ramène à l’animalité et à la réalité concrète du corps qui se modifie, qui fuit, laisse des traces, fait mal, déborde, n’est pas “disciplinable”. La femme qui a accouché doit ainsi rester sous contrôle, correspondre à une image préétablie pour elle, “du lisse, du sans aspérité, du doux”, note Ilana Weizmann. “Pas de cri, pas de sang, pas de sueur. Le corps post-partum vient ébranler ces attentes chimériques” ».

En tout temps et en tous lieux, le corps féminin doit rester séduisant, attirant… comme prêt à une « partie de jambes en l’air ». Or, le corps post-partum, les seins marqués ne font pas assez preuve de disponibilité pour le bon plaisir de ces messieurs — dans la mesure où la sexualité prioritaire, légitime aux yeux de la société, reste celle des hommes hétérosexuels. On en revient ici à l’opposition entre les seins qui nourrissent, qui maternent et les seins qui sont source de désir et de plaisir sexuel.

Impossible ainsi d’imaginer que le corps féminin puisse échapper au regard et au désir de l’homme, que soudain un vagin, une vulve, un ventre, des seins, ne soient pas, d’abord, là pour le désir et le sexe, mais marqués par la grossesse et l’accouchement, douloureux et meurtris, disponibles pour l’enfant, et à se réapproprier par la femme elle-même. La phase de réappropriation de son corps après l’allaitement et pendant le post-partum peut être pleine de doutes, de solitude, de regrets maintenus et aggravés notamment par la persistance des tabous autour du corps des femmes. Et si libérer la parole permettait de libérer les tétons ?

[1] Une personne cisgenre est une personne qui s’identifie au genre qu’on lui a assigné à la naissance. Une personne transgenre est une personne dont l’identité de genre diffère du genre assigné à la naissance.

[2] L’ensemble des noms a été modifié par souci de confidentialité.

Autrice
AutriceLaudine Lahaye