En Belgique, 1 femme sur 9 est diagnostiquée d’un cancer du sein . Heureusement, le taux de survie ne cesse de s’améliorer depuis les années 1980! En moyenne, 2/3 des femmes survivent à la maladie [2]. Dans les traitements possibles, il y a les opérations chirurgicales qui entraînent une ablation (partielle ou totale) des seins touchés, appelée mastectomie. À partir de ce moment-là, les femmes n’entendent parler que de perte : perte du sein, perte de la féminité, perte du regard masculin porté sur elles… Dans ce contexte, la reconstruction mammaire (avec des prothèses ou de la graisse) est largement promue par les médecins. Mais, quelle est la véritable place du «sein malade» dans le champ médical? Le cancer du sein peut-il remettre en question la féminité, et surtout, la manière dont la société la définit?
Des pratiques qui dérangent
Une anthropologue, Corinne Fortier, indique dans ses recherches que la reconstruction mammaire ne semble pas être proposée aux patientes uniquement dans un but de « réparation » . Cette chirurgie plastique aurait aussi « un but sexuel moins avoué, visant à modeler le corps féminin selon des fantasmes masculins », affirme la chercheuse Corinne Fortier. En effet, le sein « artificiel » devient le sein de référence auquel celui d’origine se doit de correspondre malgré sa bonne santé. Les objectifs ? Assurer une « symétrie » de la poitrine [1] et accompagner la reconstruction d’une augmentation mammaire. Si cela rejoint la volonté éclairée de la patiente, le processus médical est évidemment pertinent.
Mais que se passe-t-il si la patiente ne veut pas une augmentation mammaire ? Reconstruire un sein aussi similaire que possible à l’original (ce qui est tout à fait faisable au niveau technique) ou réduire la taille de la poitrine à reconstruire semble peu pertinent et concevable aux yeux de ces chirurgien·ne·s. Lorsque des patientes décident de ne pas faire de reconstruction mammaire, certain·e·s médecins peuvent tenter de les dissuader et d’insister sur les bénéfices de cette opération. Or, le choix que l’on pose est souvent la conséquence d’une réflexion qui se construit entre la·le médecin et la patiente… Cette situation entraîne une marge de négociation limitée entre ce que souhaite la patiente et ce qu’impose la·le médecin.
Cependant, ces pratiques parfois questionnables semblent dépendre de l’âge ou du sexe des patient·e·s. Les femmes considérées comme « trop vieilles » se voient moins proposer une reconstruction. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un homme avec un cancer du sein (ces formes de cancers touchant 99 % de femmes et 1% d’hommes), une mastectomie est accomplie, mais aucune reconstruction chirurgicale ne leur est suggérée, pas même celle de l’aréole ou du mamelon. Comme si, à la différence des femmes, celle-ci était moins déterminante pour leur image.
Être un « corps-objet » ?
Les patient·e·s sont encore trop souvent considéré·e·s dans le champ médical comme un « corps-objet », c’est-à-dire un corps à soigner, sans singularité individuelle . Or, lorsqu’il s’agit de patientEs, cet effet « corps-objet » dans le champ médical est « doublé», car dans la société actuelle, le corps d’une femme en bonne santé est déjà considéré comme un objet en soi. Cela se remarque d’autant plus avec les seins qu’une autre partie du corps. L’opportunité du « sein malade » est donc trop belle : on peut à la fois le guérir et le conformer aux normes, aux désirs masculins. L’exemple de l’augmentation mammaire effectuée durant une opération de reconstruction parle de lui-même : à une étape cruciale où les femmes côtoient la mort, on leur rappelle, voire leur impose parfois, qu’il leur faut avant tout, encore et toujours songer à être désirables et à plaire. On voit donc ici qu’il est difficile pour le personnel soignant et parfois certaines patientes de se détacher des dimensions symboliques du sein même si la vie des femmes en dépend.
Faire ou ne pas faire une reconstruction mammaire ?
La mastectomie concerne 1/3 des femmes atteintes de ce cancer. Sur ce tiers, 22% d’entre elles choisissent de faire une reconstruction mammaire pour de multiples raisons (voir encadré). Une très grande majorité de femmes décident donc de ne pas faire de reconstruction. Pourtant, certain·e·s professionnel·e·s de la santé ne les écoutent pas et laissent sous-entendre aux patientes qu’une majorité d’entre elles le font systématiquement ! …
Pourquoi certaines femmes ne souhaitent-elles pas être reconstruites ?
Premièrement, de nombreuses femmes sont davantage effrayées à l’idée de la mort. Elles ont donc recours à un traitement plus radical, et se sentent presque soulagées lorsque le sein malade est retiré. Par la suite, elles ne veulent pas forcément faire de nouvelles opérations, car elles ont peur du risque de complications ou de cacher une récidive avec la reconstruction mammaire.
Deuxièmement, la féminité est représentée par d’autres parties du corps que la poitrine. Selon leur conception de la féminité, des traitements par radiothérapie (entre autres) peuvent avoir plus d’impact sur leur image de soi : prise de poids, perte des cheveux, diminution de la libido, apparition de rides liées à la maladie, etc. À noter que l’annonce d’un cancer « chamboule » le mode de vie, qui peut faire relativiser les enjeux autour de l’apparence physique, voire les reléguer au second plan pour des questions de survie financière et sociale : comment continuer ses occupations ? Assurer ses rentrées financières ? Enfin, la réappropriation de sa nouvelle silhouette. Cette acceptation de l’ablation augmente avec le temps, d’autant plus si la·le partenaire l’accepte également. L’expérience de la maladie devient un levier de réappropriation de son corps. La figure mythologique de l’Amazone en est un bon exemple. Les Amazones sont à l’origine des guerrières qui s’amputent un sein pour mieux combattre avec un arc. Certaines femmes s’identifient à cette figure, se sentent victorieuses face à la maladie dont les cicatrices sont des « blessures de guerre ». Les Amazones ont redéfini elles-mêmes leur féminité, avec des caractéristiques généralement attribuées aux hommes (combat, puissance, guerre) et au-delà des normes de beauté contraignantes assignées à un genre. Elles lèvent aussi de nombreux tabous autour du corps. L’Amazone est militante, car elle revendique au quotidien ou publiquement des corps différents, beaux, suffisants, et épanouis (avec parfois un·e partenaire qui la soutient).
Et c’est quoi la féminité alors ?
La féminité n’est donc pas restreinte aux corps pourvus de seins. Faire une reconstruction mammaire peut être un acte positif quand celui-ci est consenti, éclairé et nécessaire pour la patiente. Le cancer du sein permet de remettre en question la binarité féminine/masculine et l’identification physique sous-jacente. Les symboles et les rôles que la société y rattache sont issus d’un référentiel patriarcal stable, fixe et limité. Encore aujourd’hui, le patriarcat réduit les femmes à leurs seins et à leur appareil sexuel et reproductif. Or, la réalité est tout autre ! Il existe une pluralité de féminités et de corps, évoluant au cours du temps et des expériences de vie (la maladie en est une). En imposer une seule forme n’a pas de sens… Finalement, dans notre société, s’approprier son corps de femme, dans la maladie ou non, c’est un combat féministe par excellence : celui qui fait de nous pleinement des « corps-sujets » qui se définissent elles-mêmes et agissent pour elles-mêmes, et non plus des « corps-objets » appartenant à d’autres qu’à soi-même.
LE SAVAIS-TU ?
Le taux de cancer du sein est légèrement plus élevé chez les femmes caucasiennes que chez toutes les autres femmes. Or, les femmes noires en meurent davantage. Elles sont diagnostiquées plus tardivement et les cancers développés sont plus agressifs. En effet, il existe un lien génétique entre les femmes afrodescendantes et une forme agressive du cancer, appelé CSTN.
Témoignages [2]
Nous avons laissé la parole à deux femmes ayant réalisé une reconstruction mammaire.
- SOLINE «Il y a deux ans, j’ai découvert que j’avais des kystes can[1]céreux. Le médecin m’a dit que je devais retirer mon sein droit et j’ai pris la décision de retirer les deux, car j’avais peur de cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête. À présent, ça ne se voit pas que tout ça s’est produit. Il y a beaucoup de gens qui croient que le cancer est derrière moi parce qu’il y a eu des opérations et que mes seins sur le plan esthétique sont réparés. Physiquement, ça va, mais la partie intérieure doit aussi être soignée. Je dois encore me réparer».
- MARIANNE «Je suis porteuse de gènes BRCA1 défaillants (comme l’actrice Angelina Jolie) et j’ai eu un cancer aux deux seins en 2012. C’est un gène qui se transmet aux enfants et l’un de mes fils jumeaux est porteur. Cette découverte a été la chose la plus difficile dans ma maladie. Au début, j’avais juste enlevé les tumeurs, mais comme il y avait un risque de récidive j’ai fait une ablation de mes deux seins. Ne pas avoir de seins du tout, c’était dur. En 2020, j’ai fait une reconstruction de mes seins à partir de mes deux trois kilos de graisse en trop suite à la ménopause (rires). Je ne voulais pas de prothèses. Je ne regrette pas d’avoir fait cette reconstruction. C’était un mal pour un bien même si j’ai dû faire le deuil de mes anciens seins et que c’était terrible de passer par tout ça. À présent, mes seins font partie intégrante de mon corps».
[1] Pourtant, une asymétrie des seins est naturelle et généralement peu flagrante.
[2] Les noms ont été modifiés.