La fracture numérique est un concept né dans les années ‘90 à mesure que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) se sont développées. Aujourd’hui, alors que la digitalisation est au cœur de l’accord du gouvernement Vivaldi [1] et que les services aux citoyen·ne·s sont plus que jamais décentralisés à cause de la crise sanitaire du coronavirus, parler de fracture numérique devient urgent.

Les degrés de la fracture numérique

La fracture numérique a fait l’objet de nombreuses définitions et recherches. Celle-ci se compose de plusieurs dimensions qui peuvent être regroupées au sein de deux principales fractures :

1) La fracture de 1er degré, qui concerne l’accès aux matériels informatiques et à la maîtrise des logiciels.

2) La fracture de 2e degré, qui concerne les capacités informationnelles (savoir comment chercher, traiter et analyser les informations accessibles) et stratégiques (savoir comment tirer bénéfice de ces informations pour un usage professionnel et/ou personnel).

Pour simplifier, la fracture numérique fait référence à une sorte de séparation entre celles et ceux qui sont à l’aise et s’emparent, à leur bénéfice, de ces technologies et celles et ceux qui ne le sont pas. Selon Nicolas Marion, chargé de recherches dans l’asbl Action et Recherche culturelles (ARC) : « la fracture numérique devient surtout problématique quand elle constitue un frein à l’émancipation des citoyens, quand elle est génératrice de discriminations, ou quand elle s’inscrit, s’arrime, voire double les inégalités sociales déjà prégnantes dans la société contemporaine ». Ainsi, cette fracture laisse place à des inégalités numériques.

Les inégalités numériques en chiffres

Depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, les CPAS ou autres administrations travaillent, en partie, à domicile, ce qui accroît la nécessité de passer par des démarches téléphoniques et/ou en ligne. Les personnes qui avaient l’habitude de garder un contact réel avec ces travailleuses·eurs sociales·aux se retrouvent maintenant en difficulté à cause de la barrière de la langue ou encore de la fracture numérique. En effet, 10% des personnes âgées de 16 à 74 ans n’ont jamais utilisé internet en Belgique .

Par ailleurs, 39% de la population ne possède que peu ou pas de compétences numériques de base pour effectuer ces démarches [2]. À cet effet, les femmes sont désavantagées par rapport aux hommes en ce qui concerne les connaissances numériques avancées (28% contre 34%) [3]. Ces compétences varient également en fonction de l’âge : 76% des jeunes de 16 à 24 ans sont capables de copier ou déplacer un fichier ou dossier contre 28% des seniors de 65 à 74 ans [4]  .

Pour les personnes en situation de handicap, l’utilisation des technologies ne va pas de soi non plus, l’équipement n’étant pas adapté (aux personnes malvoyantes ou qui ne peuvent user de leurs mains, qui ont des problèmes cognitifs ou encore qui ne perçoivent pas bien les couleurs) ou l’apprentissage de la culture numérique ne leur étant pas proposé . Par exemple, une synthèse vocale pour personnes malvoyantes va trébucher sur les tableaux ou les agendas qui ne sont pas bien libellés sur les sites web. En 2020, en Belgique seuls 32% des sites sont considérés comme accessibles.

Au niveau wallon, en 2019, la population de « fracturé·e·s numériques » de plus de 15 ans était de 20% . À cela s’ajoutent 14% de personnes qui ont un faible usage d’internet. Parmi les personnes en situation de fracture numérique, 61% sont des femmes et 70% ont plus de 60 ans (contre 12% des jeunes de 15 à 29 ans). Pour aller plus loin, 91% des détentrices·teurs d’un diplôme universitaire ou d’un diplôme de bachelier sont connecté·e·s contre 59% de diplômé·e·s de l’école primaire . Pour finir, 30% des personnes qui n’ont pas accès ou qui n’utilisent pas internet sont des demandeuses·eurs d’emploi de moins de 60 ans et des étudiant·e·s .

La fracture numérique sous les lunettes de genre

Ces inégalités numériques ont des conséquences importantes en termes d’opportunités pour les citoyen·ne·s. Prenons l’exemple du secteur professionnel des NTIC qui prendra à l’avenir de plus en plus d’ampleur dans nos sociétés. Ce domaine porteur, rémunérateur et en pénurie ne compte que 14% de travailleuses . Cette disproportion genrée a par ailleurs des implications sur la façon dont les outils et applications digitales sont conçues, comportant notamment des biais de genre . Cette situation déplorable s’explique en partie par les rôles de genre qui organisent arbitrairement notre société et influencent, entre autres, les choix d’études et les compétences acquises. Les femmes sont pensées comme étant incompatibles avec les matières scientifiques et mathématiques, qui seraient davantage l’apanage des hommes .

L’intersectionnalité au service du numérique inclusif

Afin de combler ce fossé numérique, il est primordial que la digitalisation des services publics et la création de logiciels, sites web ou encore de contenus numériques soient pensées en amont à travers l’outil qu’est l’intersectionnalité. Concept développé par le féminisme noir aux États-Unis, l’intersectionnalité propose de partir du croisement des discriminations vécues par les individus, telles qu’une femme âgée racisée peu qualifiée qui ne connait ni le français, ni le néerlandais, ni l’anglais (langue de prédilection du digital). Le déploiement du numérique doit prendre en compte les situations les plus complexes et non uniquement les « normes » : partir du plus spécifique pour une accessibilité large.

[1] Il s’agit du gouvernement fédéral actuel composé de 4 familles politiques des deux communautés : écologiste, socialiste, libérale et chrétien-démocrate.

[2] SPF ECONOMIE, Baromètre de la société de l’information 2018, p. 77

[3] ibid

[4] ibid p. 78

Eléonor StultjensAutrice