Tout le monde ou presque a déjà vu cette affiche. Ses couleurs éclatantes, son slogan engageant et son modèle intemporel ont élevé Rosie la Riveteuse au rang d’icône féministe universelle indétrônable, largement devant Simone de Beauvoir. Immédiatement identifiable et détournée à l’envi, elle est partout dans les manif, représentée par une armée de jeunes féministes et ce, malgré ses presque 80 printemps. Mais qui est cette fameuse Rosie ? Où cette image trouve-t-elle ses origines? Aujourd’hui, on vous raconte l’histoire de cette héroïne fictive devenue, bien malgré elle, un étendard féministe.
Non pas une mais bien des Rosies !
Dans les années ‘40, après une entrée tardive dans la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis envoient leurs hommes combattre en Europe. Afin de soutenir l’effort de guerre, de nombreuses femmes de la classe moyenne sont encouragées à prendre leur place pour travailler dans les usines. De vastes campagnes de propagande patriotique sont alors organisées. On surnomme ces travailleuses de l’ombre les Rosies. Ce nom tire son origine probable de la chanson Rosie the Riveter du groupe The Four Vagabonds, qui raconte l’histoire d’une jeune femme prête à tout pour soutenir son petit ami engagé dans les Marines, notamment en travaillant à sa place dans l’usine. Ce soutien à l’effort de guerre est avant tout pragmatique et n’entre pas dans un quelconque engagement féministe. Bien loin des visions présentées par la propagande, les travailleuses évoluaient dans des milieux profondément misogynes et touchaient environ 50% de moins qu’un homme. La plupart d’entre elles ont servi de « remplaçantes » et sont retournées dans leurs foyers dès la fin de la guerre. Le reconnaissance de l’implication des Rosies arrivera seulement dans les années ‘70.
D’affichette paternaliste à icône féministe
Avant l’image iconique que nous vous présentons dans ces lignes, Rosie a servi d’inspiration à l’artiste Norman Rockwell, grand peintre américain et fier patriote, qui illustre une vision de la Rosie politisée (elle écrase sous ses pieds Mein Kampf) et bien loin des normes esthétiques et « féminisées » [1] de l’époque. Mise en couverture du Saturday Evening Post, cette image sera à l’époque beaucoup plus populaire et diffusée que la « petite affiche » réalisé par Howard Miller la même année. Ce dernier, embauché par la Westinghouse Electric Corporation, réalisera plusieurs affiches visant à lutter contre l’absentéisme au travail et encourageant la productivité. Destinées aux employé·e·s de l’usine, ces illustrations paternalistes, dans un contexte propice à la lutte syndicaliste et à l’émergence du communisme, ne seront diffusées qu’une quinzaine de jours dans l’usine. Elles disparaîtront ensuite des radars jusqu’à leur exhumation au début des années ‘80. Les Archives nationales américaines, qui avaient récupéré les affiches de l’usine, s’en serviront pour réaliser des cartes postales – sans contextualisation aucune – afin de vendre des produits dérivés de leurs collections. Ces cartes seront ensuite reproduites dans une maison d’édition féministe avec, cette fois, une petite légende sur l’importance du travail des femmes durant la Seconde Guerre mondiale. De fil en aiguille, la carte se propagera jusqu’en Europe, dans les cercles militants, avant d’atteindre le succès qu’on lui connaît aujourd’hui.
Une image qui ne fait pas l’unanimité
Malgré une popularité grandissante dès le milieu des années ‘90, c’est surtout l’émergence d’internet qui la fera entrer au panthéon des icônes féministes. Comme l’explique l’historienne Christine Bard, « le contexte des années 2000, c’est la troisième vague du féminisme. Elle se caractérise par une circulation très facile des images via internet, le mouvement est beaucoup plus mondialisé qu’auparavant ». À l’instar de son apparence rétro mais intemporelle, les valeurs associées à Rosie telles que l’empowerment, la culture queer, l’émancipation individuelle mais aussi collective (à travers ce « We Can Do It » digne des plus grands publicitaires du XXe siècle) séduisent une nouvelle génération de féministes à travers le monde entier. Mais si son universalisme fonctionne particulièrement bien dans notre société mondialisée, Rosie ne fait pourtant pas l’unanimité. Tout d’abord parce qu’elle est dépouillée de message politisé. Comme l’explique Marie-Jo Bonnet, spécialiste de l’histoire des femmes, « cette affiche rassemble parce qu’elle n’est pas dangereuse et qu’elle ne va politiquement pas très loin. Elle est révélatrice de notre époque ». D’autres féministes préfèrent se référer à la Rosie de Norman Rockwell, plus engagée politiquement mais aussi dépassée historiquement. Ensuite parce que son apparence dérange également certaines féministes. On lui reproche sa sexualisation ou au contraire sa « virilisation » comme si une femme devait ressembler à un homme pour être forte. Enfin, si cette image libre de droit a permis à des femmes du monde entier de s’approprier leur vision des Rosies et de lutter pour leurs convictions, elle a aussi laissé le champ libre à un marketing opportuniste et à une réappropriation de la part de certaines personnalités politiques, aux antipodes des nouvelles valeurs féministes qui lui sont attribuées (par exemple Ivanka Trump).
Une image vaut-elle mieux que 1000 mots ?
Qu’elles défendent le droit à l’avortement, la lutte contre la réforme des retraites ou les politiques oppressives iraniennes, qu’elles soient Beyoncé ou des anonymes dans une foule révoltée, armées de leurs bleus de travail et de leurs bandanas, les Rosies s’imposent dans l’espace public. Qu’on la rejette ou qu’on l’idolâtre, Rosie est devenue le symbole fort d’une féminisme pop mainstream qui, bien que parfois édulcoré ou dépolitisé, a permis de visibiliser et de populariser plus que jamais les combats féministes. Si Rosie a réuni les féministes du monde entier derrière un étendard commun, n’oublions pas pour autant d’où elle vient car, derrière cette héroïne fictive, nos luttes, elles, sont bien réelles.
[1] La propagande présentait souvent des modèles féminins sexualisés et stéréotypés tandis que la Rosie de Rockwell est plutôt musclée, présentée comme une « géante ».