Avec la crise du Covid-19, ce n’est pas seulement de contamination et du nombre de personnes hospitalisées qu’on a entendu parler dans les médias. La thématique de la santé mentale est aussi arrivée sur le devant de la scène. En effet, les nombreux bouleversements provoqués par l’urgence sanitaire et les confinements successifs ont eu un impact certain sur l’équilibre mental de la population. Les taux de dépression et de troubles anxieux notamment ont bondi de moins de 10 % à plus de 20 %, avec une surreprésentation parmi les jeunes et les personnes sans emploi. Avoir un emploi et une situation familiale stable ont agi pendant cette crise comme des facteurs protecteurs. Des données qui amènent à repenser le poids des facteurs sociaux dans les troubles de santé mentale.
Nos repères ébranlés par la crise
La peur de la contamination, les deuils, le stress intense auquel ont été soumises les personnes occupant des métiers de première ligne et la brusque rupture des habitudes ont eu un impact psychologique sur les populations. Mais une autre prise de conscience semble aussi s’être opérée : la privation de vie sociale, l’impossibilité de se projeter dans un futur proche et les inquiétudes matérielles peuvent provoquer une souffrance psychique aiguë chez n’importe qui. Effectivement, durant la crise sanitaire, outre la restriction de contacts sociaux, beaucoup de personnes ont dû composer avec une dégradation de leur condition économique : chômage partiel, diminution de revenus, perte de clientèle, faillite, perte d’emploi. Le monde quasiment à l’arrêt n’a pas aidé les chômeuses·eurs. Le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration sociale du CPAS a augmenté. La pauvreté étudiante a explosé. Ainsi, la crise a mis en évidence l’impact que pouvait avoir sur le mental la peur de perdre ses revenus, l’isolement, et le manque de visibilité sur l’avenir. Le fait de devoir vivre dans une insécurité permanente a entraîné une augmentation spectaculaire des cas de dépression et de troubles anxieux. Les jeunes, les personnes déjà fragilisées économiquement, et les femmes à la tête de foyers monoparentaux sont particulièrement touchées. Les personnes souffrant déjà de troubles mentaux ont vu leur état se dégrader, en raison de la modification voire la suppression des possibilités de suivi, et souvent les délais d’attente pour obtenir de l’aide matérielle.
La santé mentale impactée par les conditions de vie précaires
Ainsi, en 2021, un constat déjà posé sur les trente dernières années ne peut plus être ignoré : précarité et mauvaise santé mentale vont souvent de pair et s’entretiennent mutuellement. Ici, nous utilisons la notion de précarité dans son sens large, selon une approche plus sociologique et psychologique que strictement économique. La précarité, ce n’est pas forcément, ou pas que, la pauvreté. C’est aussi la peur de perdre ces objets sociaux qui assurent une sécurité de base à tout individu : avoir un revenu et un logement suffisants et stables, mais aussi être entouré·e socialement, avoir sa place dans la société, participer à la vie culturelle et citoyenne.
L’insécurité peut provoquer des sentiments de découragement, de honte, et une mauvaise estime de soi, qui renforcent le risque d’un repli sur soi. À la longue, cela entraîne des problèmes psychiques (anxiété, dépression, addictions, syndrome de stress post-traumatique, psychoses…). Le fait de souffrir de troubles psychiques renforce à son tour l’isolement social et l’insécurité économique, puisque ces états altèrent les aptitudes relationnelles et la capacité à maintenir un emploi ou relever les défis du quotidien. Jouir d’une bonne santé mentale, ce n’est d’ailleurs pas être épargné·e de problèmes et de périodes difficiles, mais avoir un équilibre de vie et des ressources suffisantes pour faire face aux difficultés.
Dans les cas les plus extrêmes de souffrance psychique d’origine sociale, les personnes fragilisées peuvent entrer dans un mécanisme d’auto-exclusion qui les protège dans un premier temps du sentiment de souffrance. Par exemple, elles accélèrent la rupture de lien, se désinvestissent du soin de leur foyer et d’elles-mêmes, refusent parfois agressivement les aides. Ces personnes en situation d’urgence psychique sont souvent jugées à tort par les services sociaux — non formés aux problématiques de santé mentale — comme volontairement non coopérantes, insolentes, désengagées : et elles se voient sanctionnées au lieu d’être aidées. Si on commence à parler de l’impact psychologique de la précarité à propos de la population générale, de nombreuses personnes vivaient déjà ces mêmes difficultés avant la pandémie : l’isolement social, le manque d’accès à la vie culturelle et citoyenne, l’impossibilité de se projeter, la peur constante de basculer et tout perdre. Vivre du rejet social n’est pas rare pour les personnes vivant avec des troubles chroniques, en raison des préjugés et des peurs encore ancré·e·s dans les mentalités. Les études, le travail, les activités culturelles n’ont été rendu·e·s possibles à distance que lorsque la population générale a été confinée, alors qu’une partie de la population était déjà privée de ces possibilités par manque d’adaptation à ses besoins spécifiques. Or, il est encore courant dans les mentalités comme dans le milieu médical de penser que les troubles psychiques et les situations de handicap sont d’abord lié·e·s à une vulnérabilité personnelle, détachée de tout contexte social.
Comprendre l’individu dans son environnement social
En réalité, parmi les facteurs déterminants de la santé mentale, les facteurs individuels biologiques (condition neurologique de naissance, prédisposition à un trouble psychique, type de personnalité) sont bien moins prégnants que les facteurs socio-économiques et sociétaux, comme les conditions matérielles d’existence et une organisation sociale discriminante. Or, les prises en charge globales sont insuffisantes et les préjugés (sur la pauvreté, la dépression, les addictions…) persistent.
Les thérapies individuelles, pas toujours accessibles (financièrement ; en raison de barrières culturelles ; parce les délais sont trop longs), ne peuvent pas régler la question de la sécurité du logement ou de l’emploi. Par ailleurs, il est illusoire d’entreprendre de reconstruire l’estime de soi sans pouvoir s’appuyer sur des conditions de vie dignes, pérennes, et sur un cercle social. En parallèle, le travail des assistant·e·s sociales·aux est souvent entravé par un manque de formation aux problématiques de santé mentale qui touchent pourtant souvent les personnes précaires, ainsi que par les politiques d’activation qui enfoncent plus qu’elles n’aident les personnes faisant face à des difficultés multiples et intriquées.
Il est temps de comprendre que la précarité a un impact psychologique direct, et en conséquence de chercher à traiter, ensemble, problèmes socio-économiques et souffrance psychique. Cet article s’inspire de l’analyse FPS d’Eva Cottin, « Les liens entre précarité et souffrance psychique ».