S’il est des tâches, dans notre culture, qui sont considérées comme subalternes, voire dégradantes, c’est bien celles du nettoyage, du vidage des poubelles et, plus bas que tout, de l’entretien des toilettes. Si l’on préfère parfois fermer les yeux pour ne pas se salir les mains, aujourd’hui, plus question de le nier : la crise de ces derniers mois a rappelé que, sans ces travailleuses·eurs, la société tombe en panne.
Les métiers féminisés, loin d’être à l’arrêt
Dès le début de l’épidémie, les femmes ont été en première ligne et continuent à être celles qui assurent majoritairement les besoins les plus essentiels de la population. Dans le secteur du soin, au sein des hôpitaux, des crèches, des maisons de repos, des pharmacies, parmi les aides familiales… elles représentent environ 80% du personnel. D’autres travailleuses·eurs sont également loin d’avoir été à l’arrêt. Parmi elles et eux, on retrouve entre autres « les chauffeuses·eurs de transports en commun […], les éboueuses·eurs, les livreuses·eurs, les caissières·iers ou encore les ouvrières·iers du bâtiment » mais aussi les aides-ménagères et tout le personnel d’entretien. Ce travail de propreté, hautement indispensable, est devenu de première importance pour la collectivité. Est-ce parce qu’elles sont mal considérées que ces tâches sont le plus souvent attribuées aux femmes, ou bien est-ce au contraire parce qu’on les considère comme « féminines » qu’on les regarde de haut ? Les deux sans doute.
Les femmes, entre travail domestique gratuit et travail rémunéré précaire
Comme dans de nombreux domaines, les discriminations de genre ont de puissants échos dans la vie familiale, puisque les tâches sont encore très inégalement réparties entre les femmes et les hommes, les filles et les garçons, là où les femmes effectuent gratuitement un travail domestique considérable. Dans les ménages hétérosexuels moyens à aisés, la question des tâches ménagères est souvent en partie réglée par le recours à une « femme de ménage ». En effet, quand il s’agit de se répartir « égalitairement » les tâches ménagères, on ne se tourne pas forcément vers plus d’implication de l’homme, mais généralement vers l’externalisation à une autre femme. L’aide extérieure renforcerait donc les inégalités de genre au sein des ménages, mais pas uniquement…
Travailleuses du nettoyage à la croisée de plusieurs dominations
L’engagement d’une « femme de ménage » ne fait que déplacer le problème d’une femme aisée, insérée sur le marché du travail et souvent diplômée, sur une autre femme, plus précaire. Le secteur du nettoyage, très féminisé – « à ce jour, 98% des personnes travaillant sous le régime des titres-services sont des femmes» –, rassemble généralement des femmes d’origine modeste, racisées [1], peu diplômées , avec ou sans papiers (ce qui, dans ce cas, alourdit encore plus leur exploitation). Ces femmes, qui se trouvent souvent à la croisée de plusieurs dominations et vivent simultanément divers types de discriminations, sont soumises à des conditions de travail particulièrement précaires : leurs salaires sont encore plus faibles que dans les secteurs d’emploi féminisé peu diplômé, « leur temps de travail est pour la plupart très réduit : en 2013, seules 11% d’entre elles travaillaient à temps plein mais rarement pour des contrats à durée indéterminée ». À cela s’ajoutent les horaires coupés, les cadences infernales, la flexibilité à outrance, l’impuissance organisée des travailleuses·eurs dans le système de la sous-traitance, la pénibilité du travail, le harcèlement sexiste et sexuel ou encore les risques physiques.
Pour de meilleures conditions de travail et une juste reconnaissance sociale !
Dans notre société, une bonne part de notre identité sociale reste déterminée par notre identité professionnelle. La déconsidération, le mépris, le paternalisme ou encore l’invisibilité que peuvent ressentir ces travailleuses·eurs ont des répercussions sur leur estime de soi, leur combativité, etc. Le travail de propreté, les femmes le savent bien, est toujours à recommencer, et il passe globalement inaperçu. Ce n’est que quand il n’est pas fait (ou pas « bien » fait) qu’on le remarque… Dans un monde inégalitaire, « ce travail indispensable au fonctionnement de toute société doit rester invisible. Il ne faut pas que nous soyons conscient·e·s que le monde où nous circulons est nettoyé par des femmes racisées et surexploitées » pointe Françoise Vergès dans son essai Un féminisme décolonial. Pour que ce travail soit valorisé à juste titre et cesse d’être précaire, des changements de pratiques et de législation doivent continuer à faire l’objet des combats syndicaux, sociaux et collectifs.
Cet article s’inspire de l’étude FPS de Françoise Claude « Sales boulots. Fermer les yeux pour ne pas se salir les mains ».
[1] Qui souffre de façon continue et/ou systémique du racisme, sur des plans institutionnels, économiques, interpersonnels et sexuels, entre autres plans.